descriptionEn dépit du mal de terre
Début : Des moutons à la houle - Archipel Aline
Halden et Sören ont été envoyés à la recherche d'un rêveur pour soigner leur Capitaine
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Les arbres, danseurs, se glissaient dans le vent et ondulaient, encapuchonnés par un ciel blanchâtre très uni. Il ne faisait pas vraiment froid ; pourtant la peau sombre de Sören frissonnait, rêche, dans l’air qui se heurtait à leur chariot. Il était difficile de savoir si leur environnement se taisait dans cette blancheur laiteuse, ou si le cahot sonore produit par les roues sur la piste inégale, par le vent dans la toile du chariot, par les craquements du bois, les sabots des chevaux et leur démarche chaloupée, et les grincements du cuir sur les pièces en bois masquait tout autre son qui fût extérieur à leur bulle privilégiée. Ils étaient aussi les seuls mouvements clairement perceptibles.
Les yeux de Sören observaient sans s’y accrocher ce paysage monotone ; il lui semblait extrêmement difficile d’envisager d’agir autrement. Elle n’était attentive à rien, pas même aux cahots qui l’éjectaient parfois du banc, pas à la présence d’Halden, pas à sa peau à chair-de-poule. Il lui semblait hautement impossible d’ouvrir les lèvres, ou simplement de tourner la tête. Parfois, ses yeux se perdaient dans les oreilles mobiles des chevaux et il lui semblait se raccrocher un peu à la réalité. Elle se tenait pourtant raide, les épaules crispées, les doigts agrippés au bois du banc – sans qu’elle y prête la moindre attention.
Elle n’avait pas eu le temps de comprendre, ni les gestes subtils des deux guerriers, ni la situation, ni les gardes. Elle avait imité Allie, brandit courageusement la petite dague qui pendait à sa ceinture, serrant douloureusement les doigts autour du petit manche. Certes, elle avait suivi quelques enseignements d’Halden – mais faire des exercices de posture face à une souche n’avait rien à voir avec le fait d’être pris pour cible par les gardes d’une petite bourgade, dont les richesses ne venaient que des échanges avec les pirates – dont ils faisaient usage comme des voyous, incapables de s’organiser collectivement. Surtout : ils étaient partis sans Allie. Et cela n’avait, dans la tête de Sören, aucun sens. Il planait dans sa tête une lourde incertitude : que lui était-il arrivé ? Est-ce qu’elle était parvenue à fuir ? Et surtout : pourquoi elle, Sören, était-elle préoccupée par le sort de cette femme au caractère insupportable, imbue d’elle-même, violente et qui – sa nuque s’en souvenait toujours – avait tenté de la tuer ?
Halden se tenait coi dans son propre silence – mais sa présence s’était effacée. Jusqu’à ce qu’il pose sa main sur l’épaule du gamin. Une décharge glacée se faufila le long de la colonne raide de Sören. Elle fût prise d’un haut le cœur ; un réflexe la tira en arrière et elle s’affala derrière le banc. Sa tête cogna un montant du charriot et Bosh jura, de cette voix enfantine mais masculine. Il n’y avait que Bosh qui savait jurer, d’eux deux. Durant plusieurs secondes, Bosh et Halden restèrent figées, les yeux rivés l’un sur l’autre. Puis Sören rit. D’un petit rire aigrelet, assez bref. Puis la gamine se referma. Sans baisser les yeux, elle prononça d’une voix éraflée par sa gorge sèche :
« Pardon »
Il y avait en elle une douleur instinctive lorsqu’Halden la touchait ; et ce, alors qu’il y avait chez l’homme, contre toute attente, une générosité et une bienveillance très douces. C’était peut-être ça, au fond, qui la mettait mal à l’aise : cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu ce type d’attitude envers elle. Quelque chose d’un peu confus, au fond d’elle, se sentait redevable, estimait que son attitude de peur pouvait être blessante. Elle ignorait pourquoi. Mais instinctivement, elle tendit la main : parce que lui offrir de l’aider à se relever, de prendre sa main, restait infiniment plus généreux que de lui bafouiller un pardon.
Halden était visiblement surpris de la réaction que son geste de confort avait entraîné. Il eut un bref moment d'hésitation devant la main tendue, mais avec un tiraillement au coin de sa bouche, qui n'était pas tout à fait un sourire, et une lueur de fierté dans ses yeux, il agrippa fermement la main de Bosh et le hissa de nouveau à son côté. Le gamin planta un instant ses yeux dans les siens. Ils se turent, puis relâchèrent lentement l'attention, ensemble.
*
Lentement, la piste se mit à monter. Sören se sentait légèrement nauséeuse : les amples mouvements du navire lui manquaient, et les cahots la bousculaient. Elle ferma les yeux, abandonnant le paysage monotone à sa très lente évolution. Elle se demandait si Allie manquait à Halden. Elle avait beau lui taper sur les nerfs, il avait du s’habituer à elle, lui aussi. Elle se demande si elle lui manquait, à elle. En l’absence de réponse, elle rouvrit les yeux. Rien n’avait changé. Ils semblaient monter sur un relief pré-montagnard – ils devaient se rapprocher des montagnes qu’Halden avait appelé Les Dentelles Vives. En tout cas, ils étaient sensés ne pas en être très loin.
Sören n’était jamais allé très loin dans les terres : elle avait visité plusieurs ports dérobés, aucun grand port alavirien, et n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler le continent. Et jusqu’ici, il lui paraissait terriblement ennuyeux. Alors, Sören osa poser une question, pour la première fois depuis plusieurs heures.
« Vous savez où c’est qu’on va ? Où est-ce qu’on trouve des soigneurs-là, par ici. »
Et parce qu’une fois partie, il lui sembla avoir beaucoup de choses à demander, elle ne s’arrêta pas.
« C’est toujours comme ça, le continent ? Sinistre, grisâtre et monotone ? Et on en a pour longtemps, à aller je sais pas où ? Parce qu’un chariot, c’est pas ce qu’on fait de plus confortable, hein. Vous venez d’où, vous ? Vous venez du coin ? Moi j’ai jamais mis les pieds sur le continent. A part dans les ports. Des moches, en plus. De ceux où on se fait vite caillasser la gueule. Enfin, j’ai jamais trop cherché les problèmes, mais j’aimais pas trop payer pour boire. Alors comme j’étais petit, je buvais et je filais. Bon, parfois, si je partais trop tôt, qu’y’avait un patron un peu trop les yeux partout, et pas encore assez fatigué, bon. Ca se finissait pas toujours bien. »
Dans sa voix s’égaraient des rayons de nostalgie. Elle n’aurait pas cru regretter la routine des navires et des escales dans les ports alaviriens. Dans son flot de parole, il y avait quelque chose de naturel, qui la prenait toujours lorsqu’elle commençait à raconter quelque chose. Et il y avait aussi un besoin d’occuper l’espace sonore, d’éloigner de sa tête le début de leur journée, de mettre au rencard tout un tas de pensées encombrantes. Elle se mit à parler comme une adulte, comme si elle avait déjà vécu trois vies – ce qui n’était pas tout à fait faux – mais surtout, comme si elle voulait faire découvrir son univers à Halden, lui qui s’était si bien fait sa place sur le Grain Blanc mais n’était pas marin.
« Mais on s’marrait bien, dans ces ports-là : c’est plein de vie, plein de gamins prêts à vous détrousser, de revendeurs bizarres. J’sais pas si vous aimez jouer : y’a plein de pirates qui aiment jouer. Eh ben c’est encore dans ces ports là qu’on trouve les meilleurs jeux. Moi je joue pas. Dans ces ports là, tout se négocie, et la moindre petite cheville, la moindre planchette peut vous revenir une fortune, si vous vous laissez faire. Et puis c’est vivant tout le temps : le jour, la nuit, le matin. Bon, c’est sûr qu’c’est mieux d’pas être une fille, hein … »
Un souffle d’air s’étrangla dans sa gorge. Elle n’avait pas le moins du monde voulu dire ça. Incapable de continuer, elle fixa les oreilles des chevaux, son repère sur ce lent chariot, et garda les lèvres soudées. C’était complètement idiot, mais elle ne trouvait plus rien à dire.