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Les absents ont toujours tort de revenir.

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Ces derniers temps Milah n'avait pas arrêté. Elle jonglait entre les missions qu'on lui donnait en tant que dessinatrice et celles, bien plus importantes, pour le Chaos. Cette année était particulièrement chargée en voyage. Al Jeit lui manquait et elle y revenait à peine pour reprendre son souffle. De toute façon elle n'avait pas besoin de prendre de pause. C'était Milah après tout. Elle avançait dans sa vie avec l'assurance de celui qui n'a rien à perdre. Sans regarder autre part que droit devant, sans ralentir, sans dire un mot. En l’occurrence avant de se décider de venir au quartier général des mercenaires, elle était à Al Far. Elle y réglait une affaire assez capricieuse : un magistrat trop zêlé qui essayait de démêler la corruption qui régnait dans la ville. Il était malheureusement mort suite à une vilaine chute de cheval qui s'était infectée. C'était bien dommage pour la ville mais ça arrangeait bien le seigneur. C'est là qu'elle avait reçu le chuchoteur de sa mère qui était chez les mercenaires depuis quelques semaines.

Tu avais peut-être raison. La fille Bathory est revenue.

Elle avait essuyé la sueur sur son front, estimant que cet entraînement suffirait. La jolie boule de poil de sa mère avait disparue et elle avait renvoyé Verrue pour demander à sa mère de préparer les poisons et pommades guérisseuses dont elle manquait. Milah revenait plusieurs fois par an pour voir sa mère et surtout regarnir ses stocks. Elle sentait une certaine tension dans son esprit, des souvenirs qui voulaient follement remonter à la surface. Une fois dans sa chambre d'auberge, Hadès encore en vadrouille, elle s'était assise en tailleur par terre pour vérifier de nouveau son verrou et faire un tour dans les Spires. Elle en sortit plus calme.
Cette nouvelle était pourtant incongrue.

Milah régulait volontairement sa respiration. La colère était un sentiment qui n'avait d'utilité que lorsqu'elle pouvait l'utiliser en tant qu'énergie. Une fois la colère disparue, un léger sentiment de satisfaction flotta dans son regard. Elleynah était revenue. Elle l'avait toujours su. Elle ne l'avait pas attendu mais elle savait qu'elle finirait par revenir. Elleynah appartenait au Chaos comme ses parents avant elle.
Elle était enfin revenue.

Milah regarda le quart de lune qui brillait. Elle faillit sourire. Elle l'avait dit des années auparavant. Elle avait d'abord asséné qu'Elleynah reviendrait. Milah avait même recherché les assassins de son père. Puis elle n'y avait plus cru et son père à elle était mort. Et elle avait été seule avec sa colère, sa vengeance, sa haine. Un sentiment d'abandon était ancré en elle, et elle avait tiré un trait avec regret sur celle qui avait été la plus proche d'elle. Celle qui avait délié sa langue, celle avec qui elle pouvait parler, celle qui, elle le pensais, partageait ses idées. Changer le monde.

Tout avait changé depuis. Surtout depuis que la nouvelle s'était répandue. Elleynah ne s'était pas juste enfuie. Elle avait … trahi. Le mot n'était même pas assez fort. C'était plus que ça. Chez les mercenaires tout était acceptable, il n'existait aucune limite. Tuer, voler, aimer, fuir… tout était acceptable, au grand dam de Milah qui aurait aimé un peu plus d'obéissance, mais cela faisait partie du jeu. Une seule chose était odieuse. Un seul choix était pire que la mort. Renier son existence, passer une vie à genoux, obéir à l'Empire mais surtout obéir à une pseudo loi morale qui distinguait le bien du mal selon une échelle millénaire et indifférent aux hommes. Devenir un esclave d'harmonie. Chercher une Voie qui interdisait les autres, devenir un et un seul. Tuer tous les autres en soi et trouver un équilibre eugéniste qui n'acceptait que le parfait, le juste et le bon, ou du moins les illusions de ceux-ci.
Milah renifla et apprivoisa sa colère.

Elleynah était devenue marchombre. Au début Milah ne l'avait pas cru. Elle en avait parlé avec sa mère, elle était persuadée que c'était une mascarade, elle finirait par revenir. Ce n'était pas la Elleynah qu'elle connaissait, une Elleynah plus libre, plus forte, plus créative, plus multiple que ne pouvaient l'offrir les marchombres. Mais le temps avait passé et Milah s'était résolue. Elle ne l'avait jamais cherché, occupée à sa propre destinée, forgeant son avenir dans du roc à la sueur de son front. Elle voyait son enfance et son adolescence avec Elleynah comme un temps lumineux, innocent, insouciant, une pause avant de prendre le combat. Elle se rappelait la fureur de ses parents quand le père d'Elleynah avait été assassiné. Ils n'étaient bienveillants qu'avec les leurs et ils estimaient cet homme. Milah avait vu son amie dévastée et elle avait déjà ressenti les étincelles de glace qui la caractérisaient maintenant.
Cela n'avait plus d'importance. Si elle la croisait, elle la tuerait d'une lame dans le coeur, sans une hésitation, en la regardant droit dans les yeux. Ce n'était plus personne, une marchombre, une vie qui ne valait rien.

Comment avait-elle pu faire ça à sa mère, se demandait Milah. Elle hésitait à condamner Kaelleyn pour une éducation médiocre qui avait écarté sa fille du Chaos et à la prendre en pitié vu l'affront humiliant qu'elle avait subi en perdant un enfant à l'Harmonie.
Verrue traînait sur la table mordillant une corde, il observait du coin de l’œil Milah immobile et glaçante.

Qu'attendait-elle ? Pourquoi revenir alors qu'il était de notoriété commune qu'elle était marchombre ? Pensait-elle vraiment qu'elle pouvait infiltrer le Chaos comme ça ? Elle allait mourir après avoir souffert longtemps. Kaelleyn veillerait à sa souffrance. Milah veillerait à sa mort.

Les mercenaires devaient se saisir de cette opportunité pour lui soutirer toutes les informations nécessaires. Milah aussi avait quelques questions.

Pourquoi sa mère lui disait qu'elle avait raison ? Elleynah était elle revenue chez les mercenaires par foi au Chaos ? Depuis combien de temps était-elle là ? Pourquoi ? Comment Kaelleyn gérait cette nouvelle arrivée ? Kaelleyn étant un membre puissant et influent du Conseil et une collègue assez proche de Milah, tout le monde devait l'attendre sur ce point. Ne pas tuer sa fille, ne pas la voir comme sa fille non plus. La situation était délicate. Milah estimait Kaelleyn, c'était une mercenaire convaincue, efficace, douée, intelligente, puissante. Mais elle pouvait se montrer trop impulsive au goût de Milah et parfois elle semblait prendre les choses trop à cœur. Cependant elle excellait en bourreau, personne n'était aussi douée qu'elle pour la torture et Milah reconnaissait qu'ils avaient besoin de Kaelleyn. Milah n'étant elle même pas une bourreau très douée puisqu'elle n'avait pas l'habitude de faire durer la mort, elle acceptait les défauts de Kaelleyn puisqu'ils étaient intimement liés à ses qualités.

Elle espérait arriver avant qu'Elleynah soit tuée mais elle n'irait pas se jeter au quartier général. Ses affaires ne se finiraient pas seules.

***

Antiope gémit de plaisir quand Milah descendit. Elle enleva le peu de bagages qu'elle avait, la selle non utilisée, des cordes, ses flacons, la lance et l'arbalète. Elle flatta l'encolure de sa jument avant de lui donner du foin et de la laisser dans son box. Elle arriva dans la petite maison de sa mère. Une bâtisse modeste, leur vraie propriété se trouvait à Al Jeit. Le jardin et la bibliothèque étaient les deux endroits les plus entretenus. L'un donnait à sa mère la plupart des plantes dont elle avait besoin ainsi qu'un endroit pratique pour l'entraînement, l'autre recensait les écrits de penseurs du Chaos et de son père. Le salon était presque vétuste, une table grande mais souvent vide qui accueillait autrefois de longues réunions. Dans la semi obscurité du matin, elle vit le mot laissé par sa mère sur la table. Elle était repartie deux jours avant. Mais tout ce dont Milah avait besoin se trouvait à l'endroit habituel.
Malgré la fatigue du voyage, Milah se permit de faire un tour dans le jardin. Elle vit qu'Hadès était arrivé, il se tenait sur une branche, à côté d'un corbeau plus petit. Une femelle sûrement. Milah leva un sourcil et eut un léger sourire. C'était la première fois qu'elle voyait ce vieux célibataire endurci accompagné.
Elle se rendit ensuite dans la cuisine et entra dans les Spires pour accéder à l'endroit secret dans lequel sa mère avait mis les herbes, pommades, poisons, dont elle avait besoin. Milah remplit ses flacons et enduisit ses lames. Elle passa un baume sur ses trapèzes, ses tempes et ses cuisses afin de décontracter les muscles et de libérer l'esprit de la fatigue. Elle refit aussi le petit bandage qu'elle avait sur le doigt puisque Verrue l'avait mordue en chemin. Il ne recommencerait certainement pas vu la gifle qu'elle lui avait infligé. Elle finit par aiguiser son sabre et le nettoyer dans les moindres recoins. La matinée était avancée quand elle croqua dans une pomme avant d'aller se coucher.

***

La nuit était le moment préféré de Milah. Son père lui avait appris à l'aimer quand elle était petite. Elle se souvenait encore de ses paroles.

Tu vois Milah, la nuit appartient aux mercenaires. Et aux marchombres. C'est dans la nuit que se joue notre combat le plus important. Mais attention je n'ai pas dit que la nuit appartient au Chaos. En fait c'est même le contraire. Certains te diront que c'est le jour que le Chaos règne. Certains l'associent à la nuit. Aucun n'ont raison.
Le jour les hommes s'activent, c'est un bouillon. Les hommes sont le Chaos. Imagine toi une foule, c'est ton élément la foule en tant qu'enfant du Chaos. Tout peut se passer. Les pires et les meilleurs actions se déroulent le jour, tout bouge, tout est en mouvement. Mais c'est aussi là que l'Empire veut forcer la nature à se contraindre à son ordre, ses mœurs, son équilibre. Le jour le Chaos combat l'ordre.
La nuit … la nuit la nature reprend ses droits. La nuit tout peut arriver puisque la « loi » ne regarde pas. Les hommes ont peur la nuit, parce qu'ils ne voient pas, ils n'ont pas le contrôle. Mais ce qu'ils ne savent pas c'est que c'est normal… ils n'ont pas plus le contrôle le jour. Ils en ont juste l'impression. La nuit celui qui gagne ne doit sa victoire qu'à lui-même, parce qu'il était meilleure. La nuit, les mercenaires n'ont pas peur parce que c'est leur espace de liberté. La nuit tu n'as pas d'ombre, tu es l'ombre. Les marchombres pensent que la nuit leur appartient parce que la nuit est paisible mais ils sont sourds et aveugles. La nuit est bruyante de vie. D'une autre vie que la vie humaine, d'une vie plus primitive et plus juste, plus forte, plus désordonnée, plus belle parfois. Ne crois jamais que tu es seule la nuit.
Le Chaos est là tout le temps. Les mercenaires agissent aussi à toute heure mais ils se révèlent la nuit parce qu'il y a pendant le jour un faux prophète qui surveille tout, l'Empire.


Elle croisa et salua sans bruit certains mercenaires qu'elle reconnut. Un éclat de rire sortit d'une maison éclairée par des bougies. La nuit était véritablement un soulagement pour les mercenaires. Elle aimait voir ses frères et sœurs d'arme se révéler la nuit. Des bruits de lame résonnaient parfois quand certains se battaient. Elle s'approcha du bâtiment qui abritait les cachots. Les mercenaires qui gardaient l'entrée étaient des jeunes et ils ne servaient pas à garder les prisonniers mais bien à surveiller les entrées. Il y avait à l'intérieur des menaces bien plus importantes. De toute façon il fallait rentrer et trouver son chemin, ce qui était un miracle et seuls quelques mercenaires y avaient déjà été et savaient comment s'y rendre. Ensuite il y avait des envoleurs spécialisés et ou des maîtres marchombres dès lors qu'un prisonnier était dans une des geôles.
Elle s'arrêta, la capuche toujours abaissée. Hadès vint se poser sur l'épaule et ils la reconnurent. Elle ne leva même pas la capuche et ne dit pas un mot, la menace était déjà présente.

« Dame Bathory préfère que personne ne passe. »

Elle releva la tête et ils virent son regard. Il était aussi glacial qu'elle était irritée.

« La prisonnière n'est pas la propriété de Kaelleyn à ce que je sache. »

Elle effleura l'Imagination pour les projeter hors de son chemin. Juste avant de rentrer, elle se retourna.

« Pas la peine de lui dire, elle le saura. »

Elle comptait voir Kaelleyn dès le lendemain mais elle voulait d'abord voir la prisonnière. Kaelleyn pouvait très bien lui mentir même si elle n'avait aucun intérêt à le faire, et surtout elle dormait. Milah verrait Elleynah et elle irait ensuite voir Kaelleyn pour discuter de son cas. Milah voulait la tuer le plus vite possible. Enterrer toute possibilité qu'elle puisse s'évader. Les marchombres auraient trop à gagner, les mercenaires ne devaient pas s'engager maintenant dans une guerre qu'ils n'étaient pas sûrs de gagner. Et puis elle avait trop de questions auxquelles seule Elleynah pouvait répondre.
Elle ne comptait pas la torturer, et ce n'était pas un acte d'insubordination que d'aller la voir. Juste de la curiosité, et histoire de caresser l'idée de la tuer. L'occasion était trop bonne de tuer une traîtresse.
Son pas était silencieux et rapide. Une ombre jaillit de sa droite et elle l'esquiva sans mal en s'abaissant. Il s'approcha souplement tandis que Milah faisait apparaître une flamme l'éclairant.

« Janus. »

« Milah. »

Il était beau dans son costume souple. C'était le seul mercenaire a avoir une armure de la Légion Noire, comment il se l'était procuré, aucune idée. C'était un ancien marchombre et dorénavant un envoleur de talent. Un mercenaire en lequel Milah avait confiance… ou du moins une confiance de mercenaire.

« Je ne vais rien faire. »

« Dommage. »

« Qu'en penses-tu ? »

« Je ne lui fais pas confiance. Elle n'a pas renié la Voie, je le sens. »

Milah acquiesca. Elle prendrait son avis en compte. Il ne s'opposerait pas à elle, il n'était pas stupide. S'il l'avait fait, elle s'en serait retournée, elle n'était pas stupide. Il connaissait sa loyauté et sa foi inébranlable au Chaos. Elle était réputée comme radicale et elle n'agirait pas dans le dos du Conseil sauf si c'était pour le Chaos, elle ne cacherait pas non plus des informations importantes.

« Tu feras ton rapport à Kaelleyn. »

Il disparut. Elle fit rouler ses yeux avant d'éteindre la flamme.

« Évidemment Janus. »

C'était juste un rappel de sa part afin que Kaelleyn ne puisse rien lui reprocher. Bien qu'elle lui reprochait déjà d'exister. Elle ne lui demanda pas dans quel état était Elleynah, elle le découvrirait bien assez tôt.

La porte de métal est épaisse et lourde, le verrou n'en est pas moins un bijou de complexité. La geôle des marchombres. Seule une a pu s'échapper. Et elle l'avait fait une fois la porte ouverte. Quelle humiliation repensa Milah. Il fallait être mercenaire et aguerri pour connaître les secrets de cette serrure, et pouvoir l'utiliser. Elle fit tourner un loquet avec une certaine pression, pour passer une petite clef donnée par Hadès. Ses doigts appuyèrent sur les différents engrenages. Rien n'indiqua que la porte était ouverte qu'un léger roulement. Milah poussa la porte en ne laissant qu'un fin espace dans lequel elle se glissa. Refermant derrière elle, la capuche baissée et Hadès, silencieux sur son épaule, elle vit le dos de la chaise sur laquelle se trouvait Elleynah. Une chaise. Son cou, ses chevilles et ses poignets étaient menottés et accrochés au sol. La cape de Milah frôlait à peine le sol. Elle avait la main sur un poignard. Ses battements de cœur ralentirent. Elle ferma les yeux pour réprimer son envie de tuer Elleynah sans jamais revoir son visage. Une vague de haine passa doucement sur son esprit. Cela réglerait bien des problèmes, passés, futurs ou présents.

Elle lâcha la poignée sans bouger pour autant, son cœur reprit un battement lent mais habituel. Elle n'avait logiquement aucun intérêt à ce qu'Elleynah meure maintenant.

Elle observait en s'avançant. Vraisemblablement elle avait eu les cheveux attachés puisqu'on les lui avait coupé sauvagement. Elleynah avait toujours eu de magnifiques cheveux roux. Aussi enflammés que son esprit.

Milah se trouvait maintenant devant Elleynah. Elle la toisa sans exprimer aucune émotion. Elle n'était pas en très bon état, mais elle la trouvait relativement bien par rapport à la fureur présummée de Kaelleyn. Milah avait vu bien pire.

Elle reconnaissait encore son amie d'enfance. Le visage toujours enfantin, doux, laiteux, qui contrastait avec la violence des coups qu'elle avait reçu. Sa peau marquait. Les vêtements déchirés laissaient voir les traces de brûlures, les coupures et surtout les ecchymoses à tous les stades. Son visage non plus n'était pas beau à voir. Son arcade avait saigné tout comme sa lèvre, le sang séché laissait des traces marrons. Un œil était particulièrement gonflé. Une mèche tombait par-dessus. Elle était maigre et même ses muscles semblaient fondre. Pourtant Milah la reconnaissait bien. Il n'aurait fallu que la flamme de son regard pour compléter le tableau. Elle n'avait pas perdu de sa beauté. Même abîmée.

« Je sais que tu es réveillée. »

Elle gardait sa capuche abaissée. Elle savait que sa démarche avait changé depuis toutes ces années. Tout comme son regard, elle était devenue différente. Parmi tous les chemins qui s'étaient offerts à elle, elle avait choisi le plus dur, le plus noir. La lumière s'était éteinte en Milah. Mais physiquement elle n'avait pas tant changé depuis ses 15 ans.

Milah laissa tomber sa capuche. On aurait dit que son visage était sculpté dans la pierre. Ça aussi ça avait changé depuis son adolescence. Elle avait enterré et brûlé les sentiments. Pour devenir Mentaï elle avait sacrifié son humanité. La mercenaire était dans un contrôle permanent, c'en était devenu naturel. Si elle avait de nombreuses réflexions, elle n'avait jamais d'éclats. Tout était similaire. Seuls ses battements de cœur pouvait trahir des différences d'humeur. Ils étaient familiers. Elle se rendit compte qu'Elleynah était devenue une étrangère. Pas parce cette traîtresse avait changé. Mais parce que c'était elle-même qui avait changé.

« Tu n'as pas changé, Elleynah. »

De ses yeux complètement noir, le corbeau était intéressé par le morceau de viande sanguinolent en face de lui, mais il obéirait à celle qui l'accompagnait.

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Le monde d'Elleynah s'égrainait au rythme des secondes qui passaient. Dire qu'elle n'avait pas perdu la notion du temps aurait été un mensonge. A travers ses yeux gonflés par l'épuisement et les coups, il n'y avait que le vide de cette éternité de souffrance qui se reflétait. Ils avaient perdu leur éclat, elle avait perdu son désir de se battre. A quoi bon, désormais ? Le sentiment qui l'avait envahi lorsqu'elle avait revu sa mère était indescriptible. De nombreuses fois, elle avait imaginé ce moment, mais jamais dans ces conditions. Kaelleyn avait le pouvoir. Elle n'était que son pantin, soumis à sa volonté malade et malsaine. Au-delà de la douceur brûlante de la femme, la marchombre avait eu l'occasion de sentir toute la haine contenue depuis des années, qui se déversait désormais sur elle en un flot discontinu.

Elleynah était incapable de dire depuis combien de temps elle était ici. Elle savait simplement que, de toute sa vie, elle avait rarement passé autant de temps avec sa mère. La femme lui trouvait soudain un intérêt qu'elle n'avait pas eu la chance d'avoir durant son enfance. Elle lui parlait, parfois avec une tendresse que la marchombre n'aurait su imaginer, souvent avec une haine qui la glaçait jusqu'à l'os. Et entre deux parloirs, auxquels Elleynah ne participait quasiment que par sa présence, Kaelleyn déchaînait tout ce qu'elle ressentait sur le corps de son unique héritière. A mains nues, avec des armes de toutes tailles, de tout genre, creusant dans sa peau des marques qui ne disparaîtraient pas. Elleynah s'en fichait. La douleur résonnait en elle comme la plus douce des mélodies, et c'était à peine si elle poussait un gémissement de temps à autre, lorsqu'elle se rappelait qu'elle n'était pas encore morte.

Ca avait le don d'agacer Kaelleyn. Ce mutisme presque provocateur, ce silence alors qu'elle ne voulait qu'entendre les cris de cette fille indigne. Alors elle se déchaînait avec encore davantage de violence et Elleynah s'abandonnait à cette colère qu'elle ne comprenait que trop bien. Elle aussi était en colère. Patience, patience. Laisse ta haine grandir sans jamais te consumer, et un jour ou l'autre, ton heure sonnera. Ce jour-là, Elleynah l'attendait encore. Malgré les coups, malgré la souffrance, malgré la perte terrible de son apprentie, la marchombre n'était pas encore tout à fait briser. Ca n'allait pas tarder. Et Kaelleyn le sentait sûrement. Une maman sent ces choses-là chez son enfant, aussi mauvaise mère soit-elle. C'était sans doute avec cette certitude en tête qu'elle l'avait abandonnée dans sa cellule.

Attachée, couverte de sang, affamée, et avec un gardien qui avait pour rôle sacré de la tenir éveillée tout au long de la nuit. Pas de repos pour elle, seulement un temps infini pour réfléchir à ce qu'elle n'était plus et ce qu'elle allait devenir. Ces questions-là n'avaient plus grande importance à ses yeux. Que devient-on lorsque l'on est mort ? Un souvenir que l'on oublie, une poussière qui se perd dans l'infini. Rien. Elleynah n'était plus rien, et quelque part, c'était ce qu'elle désirait. Elle avait suffisamment fait de mal à ceux qu'elle avait pu aimé un jour, elle avait suffisamment déçu ses proches, blessé ses proches, tué ses proches. Il fallait que tout cela cesse. A travers le sang qui desséchait sa peau, Elleynah eut un sourire amer. Au moins, elle mourrait avec l'illusion d'avoir fait une chose de bien dans sa vie.

Lorsque l'obscurité s'installa, Elleynah ne chercha pas à lutter. Autrefois, la nuit était son amie la plus fidèle. Aujourd'hui, elle la redoutait pour ce qu'elle faisait naître en son coeur. La folie qui s'insinuait dans ses veines l'empêchait d'avoir peur. La marchombre ne faisait qu'attendre, et assistait au spectacle de sa propre mise à mort avec un calme dérangeant. Les ombres qui se rappelaient à elle lui offraient une compagnie qu'elle ne savait pas apprécier, mais qui l'arrachait à la solitude morbide qui tordait ses entrailles. Lorsque la lumière s'éteignait, les ombres disparaissaient, et toute seule, elle n'avait plus qu'elle-même et l'horreur qui tiraillait son âme à regarder en face. Elle en souffrait bien davantage que des blessures qui ponctuaient sa peau d'éclats colorés. C'était tout bonnement insupportable.

Lorsque la porte grinça derrière elle, la marchombre crut d'abord à un énième tour joué par son esprit épuisé. Lorsqu'elle comprit que quelqu'un entrait bel et bien dans la pièce, elle crut qu'elle perdait la tête. Etait-ce déjà Kaelleyn qui l'honorait de sa présence macabre et mauvaise ? Cela faisait-il si longtemps qu'elle attendait dans le noir ? Mais elle ne reconnut pas la démarche si caractéristique de sa mère. Il s'agissait de quelqu'un d'autre. Qui ? Le gardien qui la tenait éveillé se contentait de coups dans la lourde porte métallique, à intervalles plus ou moins réguliers. Elle ne recevait aucune autre visite. La marchombre garda la tête baissée légèrement baissée, luttant contre la curiosité qui l'incitait à regarder l'intrus en face. Peut-être était-ce la Mort qui venait la chercher ? Non, pas déjà... Pas déjà.

- Je sais que tu es réveillée.

Une voix. Cette voix. Elleynah frémit presque malgré elle. Se pouvait-il vraiment que ce soit... Non, impossible. La marchombre ne pouvait pas y croire. Ne voulait pas y croire. Après toutes ces années, après tout ce qu'il s'était passé, après tout... Le coeur de la marchombre se serra d'une façon inexplicable. A ce moment précis, elle aurait voulu être partout sauf ici, enfermée et immobilisée, réduite à néant devant cette fille devenue femme, cette amie qu'elle avait tant de fois cherché du regard dans les foules, tout en redoutant de l'y apercevoir. Et désormais, elle était là, devant elle - s'il s'agissait bel et bien d'elle - et Elleynah n'avait aucune échappatoire possible. Alors lentement, très lentement, elle redressa son visage tuméfié pour plonger son regard terne dans celui glacial de Milah.

- Tu n'as pas changé, Elleynah.

Elleynah ne répondit d'abord pas. Elle prit le temps de détailler les traits de son amie d'enfance, découvrant avec stupeur les marques du chaos sur son visage. Physiquement, elle était reconnaissable entre mille. Mais quelque chose avait changé en elle. Etait-ce une blessure béante au niveau de son âme, ou bien le poison du chaos qui avait fini de la détruire ? Difficile à dire, mais il y avait une noirceur nouvelle et étrangement hypnotique qui se dégageait de la jeune femme. Elleynah n'abaissa pas le regard, bien au contraire. Elle aurait pu rester ainsi à la fixer en silence pendant des heures, sans jamais se lasser des traits à la fois fins et durs de ce visage qu'elle avait si bien connu, et qu'elle avait été incapable d'oublier.

- Toi non plus, Milah.

Sa voix ne fut qu'un murmure, mais il ne lui en fallait pas davantage pour qu'elle se fasse entendre dans le silence mortuaire des cachots. Les longues heures de silence avaient abîmée le son qui sortait de ses lèvres, mais ça ne s'entendit qu'à peine. La marchombre respirait difficilement, sans doute à cause des blessures assénée par Kaelleyn au niveau de sa poitrine. Elle n'espérait même pas n'avoir rien de cassé. Ce n'aurait été qu'une illusion idiote, et bien qu'elle ait tout le temps pour ce genre de choses, elle ne possédait plus vraiment l'énergie. Malgré tout, un sourire ironique naquit sur les lèvres gercés et ensanglantées de la rousse. Elle n'avait encore pas perdu son air provocateur qui lui avait valu tant d'ennuies par le passé, mais qui lui collait à la peau comme une marque de fabrique.

- Si on m'avait dit que tu allais venir me voir, j'aurais fait en sorte d'être un peu plus présentable.

Malgré la situation, Elleynah arrivait encore à être elle-même. Elle ignorait d'où venait cette brusque force qu'elle croyait avoir déjà perdu, mais elle ne se posa pas davantage de questions. La présence de Milah provoquait plusieurs émotions totalement contradictoires qui mettaient Elleynah beaucoup plus mal à l'aise qu'elle ne l'aurait avoué et qu'elle ne voulait bien le montrer. Une étrange chaleur avait envahie son ventre, surpassant presque la douleur qui continuaient à y valser de façon chaotique. Un noeud inexplicable nouait sa poitrine et son coeur battait de façon désordonné, incapable, lui aussi, de savoir comment il devait réagir. La marchombre en passe d'être détruite avait redressé les épaules, et offrait son corps émacié à la vue de la mercenaire. Jamais elle n'avait été dans un tel état, et elle devait très honnêtement avoir l'air pitoyable.

- Quel bon vent t'amène, ma vieille amie ?

Elles n'étaient plus amies, depuis des années déjà. Depuis qu'Elleynah avait pris la douloureuse décision de partir. Peut-être même avant. C'était la mort du père d'Elleynah qui avait commencé à creuser l'écart entre les deux femmes. En tous les cas, c'était ainsi que la rousse l'avait vécu à l'époque. L'absence de son amie, la douleur de la perte de son père, la découverte du véritable visage du chaos avaient été trop d'épreuves qu'elle n'avait pas su maîtriser aussi bien qu'elle l'aurait voulu. Trop de choses avaient filé entre ses doigts sans qu'elle ne puisse y faire quoi que ce soit, et en trop peu de temps, les quelques piliers qui avaient toujours été là pour elle s'étaient effondrés, les uns après les autres. D'abord son père, puis son précepteur, incapable de voir sa détresse, et enfin, Milah, qui s'était illustrée par son absence. Cela faisait un moment qu'Elleynah ne lui en voulait plus, mais le souvenir du vide qu'elle avait laissé demeurait.

- J'imagine que c'est en partie pour vérifier si ma mère me réserve le traitement de faveur que je mérite. Alors dis-moi, est-ce que c'est à ton goût ?

Depuis son arrivée, elle n'avait quasiment jamais prononcé plus de mots qu'elle venait de le faire. Il y avait tellement de choses qu'elle rêvait de dire à Milah, mais elle ne pouvait ps le faire. Alors elle se cachait derrière une assurance qui ne devait sans doute pas tromper la mercenaire du chaos. Après tout, elles se connaissaient bien, autrefois. Elleynah n'espérait pas la tromper avec autant de facilité. C'aurait été un outrage trop grande à sa personne, et malgré tout ce qui avait pu se passer, la marchombre refusait de faire une telle erreur. Elle estimait beaucoup Milah, et ce depuis leur plus tendre enfance. Ne pas lui prêter les qualités dont elle était dotée serait une erreur de débutante. Elleynah était dans une position délicate, mais ça ne faisait pas d'elle une débutante. Au fond de son regard, l'ombre d'une flamme s'était rallumée.

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La respiration presque sifflante, l'air lamentable, la voix rauque d'Elleynah parlaient pour elle. Et pourtant elle osait. Dans une tentative pathétique de provoquer Milah. Tentative qui ne trompa personne. 15 ans auparavant Milah se serait sans doute énervée. Mais à ce moment elle fut juste déçue, une intense déception qu'elle interdit de s'approcher du cœur.
Tant d'années… pour qu'elle joue avec elle, pour qu'elle veuille la duper, pour qu'elle se protège inutilement avec des piques molles sur la langue. Elle aurait cru Elleynah domptée. Kaelleyn n'avait donc pas fini. Loin de là.
Cela fait 15 ans et voilà comment réagit la marchombre. Un déni de sa condition. Comme si elles se rencontraient dans un salon, comme si un mur d'idées et de lourdes chaînes ne se tenaient pas entre elles. Elle n'avait pas toujours été comme ça Elleynah, sa rebellion, sa force mentale, sa bravoure inconsciente… c'était venu en grandissant. Ou du moins c'est comme ça que Milah l'avait perçu. Elle avait aimé voir Elleynah prendre confiance, devenir plus sûre, dans un défi permanent, qui l'amènerait plus haut. Mais ça l'avait finalement amené plus loin. Le Chaos l'avait étouffé, c'était incompréhensible. Le Chaos était pourtant le plus grand accomplissement de soi que l'on pouvait trouver. Milah avait cru en Elleynah, elle pouvait être elle-même, se libérer et s'avancer dans la Voie, la véritable Voie.
C'était fini, elle avait fait un choix. Quel gâchis. C'était ce irritait le plus Milah.
Elle ne répondit pas. Elle n'entrerait pas dans son jeu. La comédie cesserait d'elle-même face au silence.
Il sembla que non. Elleynah enchaîna alors, demandant à Milah ce qu'elle faisait là. L'appelant même sa vieille amie. Rien ne toucha la mercenaire qui était désormais si indifférente et froide qu'un incendie ne l'aurait pas consumée. Son regard passa des poignets aux chaînes, se demandant si la solidité était réelle. Ses yeux se plantèrent dans ceux d'Elleynah qui la fixait. Elle semblait vouloir entrer dans son âme mais l'âme de Milah était d'un acier parfait qui renvoyait son propre regard. Elle n'était pas impressionnée par la vaillance folle dont faisait preuve Elleynah et se doutait qu'elle ne l'avait pas employée avec sa mère. Elle ne serait plus capable de parler si elle l'avait fait. Tandis qu'avec Milah, elle pouvait se le permettre. Sa patience était à toute épreuve. Elle ne torturait pas. Et elle ne tuait pas les jouets des membres du Conseil.
Elle sentit en mettant un pas dans les Spires que son verrou n'était plus. Cela voulait dire qu'elle devait redoubler de contrôle. Elle l'enlevait généralement au Quartier Général ou il se défaisait seul puisqu'elle n'en avait pas besoin.

Les mots résonnaient dans les cachots et Milah savourait ce silence qu'elle répondait. Il existait un rapport de force qu'elle voulait maîtriser bien que ce fut Elleynah qui détenait les réponses à ses questions.
Ses retrouvailles n'étaient ni celles qu'elle avait imaginé à 15 ans, ni à 20 ans, ni à 25 ni même un an plus tôt. Premièrement Elleynah était en vie, deuxièmement elle lui échappait encore, choisissant l'option la moins évidente celle de lui tenir tête.

- J'imagine que c'est en partie pour vérifier si ma mère me réserve le traitement de faveur que je mérite. Alors dis-moi, est-ce que c'est à ton goût ?

Ça y était. Elle sortait de la comédie sans abandonner sa provocation. Milah s'approcha d'Elleynah, assez proche pour sentir son odeur corporelle et mieux la voir dans la semi pénombre. Elle fit apparaître une flamme qui éclaira la peau translucide et colorée à divers endroit. Elle écarta la mèche pour mieux observer l’œil blessé qui ne s'ouvrait presque pas. Puis elle leva le menton de son doigt pansé qui avait été mordu par Verrue pour observer le cou. C'était là qu'il faudrait trancher. C'était le plus rapide et le plus silencieux pensa-t-elle. Mais elle se recula et la lumière s'éteignit. Hadès croassa et revint sur l'épaule qu'il avait quitté pour s'éloigner du feu.

« Garde tes forces marchombre. »

Elle n'en dit pas plus, c'était suffisant. Utiliser autant d'énergie pour montrer sa force morale à Milah était vain et l'épuiserait plus qu'autre chose. Si elle voulait que son esprit survive à ce qui allait suivre … car le pire n'était pas encore advenu, il fallait qu'elle garde précieusement chaque étincelle qu'elle s'évertuait à démontrer devant une spectatrice insensible.
Milah ne s'encombrait plus de mots ou de justification depuis longtemps, elle n'avait de preuves à faire à personne. Elle était seule. C'est pour cela qu'elle ne prit pas la peine de répondre à aucune question. Aucun vent ne l'amenait. Ce n'était pas son amie. Elle n'avait pas de goût particulier, ni de plaisir qu'elle tirait à voir un gâchis comme cela. Ce n'était même pas un traitement de faveur comme Elleynah l'entendait. Au contraire, Milah avait désormais compris que Kaelleyn ne tuerait pas sa fille. Les coups n'étaient que le début et ils n'étaient pas assez vicieux. Kaelleyn était plus intelligente, elle briserait Elleynah, la tuer n'était pas suffisant… ou elle ne le voulait pas. Les coups ce n'était que de l'amusement sordide dont se délectait l'envoleuse.
Milah s'assit sur le sol froid, en tailleur, face à Elleynah. Au fond, après tout, elle n'avait qu'une question. Et elle avait tout son temps pour comprendre la réponse. Réponse qui lui donnerait toutes les informations dérivées dont elle avait besoin.
Torturer et frapper Elleynah ne serviraient à rien. Milah savait, sentait que la souffrance physique n'était rien. Et elle ne pouvait infliger de souffrance mentale à Elleynah, du moins pas autant que sa mère. Elle ne s'en sentait pas l'envie et elle ne voyait pas comment le faire.

« Pourquoi tu es revenue ? »

La phrase avait claquée bien plus durement qu'elle ne l'aurait cru. C'était ça le fond du problème. Pas l'état d'Elleynah, c'était anecdotique pour Milah et sans doute pour la marchombre. Ce qui comptait c'était les intentions d'Elleynah, ce qui comptait c'était ... tellement de mots avortés existaient entre elles deux, presqu'autant que d'années séparées. Dommage. Ou plutôt tant pis. Elleynah n'existait plus comme elle l'avait connue. Devant elle se tenait une étrangère avec une flamme au fond de l'oeil un peu trop familière mais une étrangère tout de même. Pire que ça, une ennemi. Voilà ce qu'elle était et rien d'autre. Elle s'était enfin reprise, à la considérer comme un élément perdu du Chaos elle en avait oublié sa vraie nature. Elleynah avait délibérément et volontairement choisi la Voie égoïste, enchaînée de l'Harmonie. Elle avait choisi de devenir ce que les mercenaires et donc Milah haïssaient le plus. Elle avait combattu et tué des mercenaires. Elle avait trahi, humilié le Chaos. Cela ne se pardonnait pas. On ne prenait pas en pitié les marchombres. On ne trahissait pas Milah et Milah n'éprouvait pas de pitié. Elle effleura l'idée de lui trancher la gorge.
Mais elle lui laissa le temps de s'expliquer. La température de la pièce était considérablement descendue et de la buée s'échappait de leur souffle. Milah attrapa le bout d'elle qui était dans l'Imagination pour le ramener à elle.
La pièce se réchauffa.
Mais pas le regard de la mercenaire.

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Les mots de Milah résonnèrent étrangement dans l'esprit morcelé d'Elleynah. Ils effleurèrent sa poitrine comme une dague acérée que l'on aurait trempé dans le poison. Un poison lent et douloureux, dont la marchombre n'avait pas encore conscience. Un poison qui se répandrait en elle en silence, pernicieux et mauvais. Peut-être finirait-il par la tuer, si Kaelleyn ne le faisait pas avant. Pour l'heure, rien n'était moins sûr. La rousse n'avait jamais sérieusement envisagé la possibilité de revoir Milah. Pourtant, quelque chose de fort les avait longtemps liées, et continuait de battre frénétiquement dans le coeur meurtri de la marchombre. Elles avaient été comme les deux parties d'une entité brisée et brinquebalante, qui avait toujours menacé de s'écrouler mais qui avait pourtant tenu bon. Elles auraient dû grandir ensemble. Elles auraient dû accéder au pouvoir, ensemble. Elles auraient dû se trouver côte à côte, face à cet ennemi commun qu'elles auraient transpercé de leurs lames et de leurs regards acérés. Elles étaient nées avec cet avenir entrelacé, lié par un odieux fil du destin qui s'était révélé être aussi capricieux que volage. Malgré tout, Elleynah ne regrettait rien.

Elle avait perdu toute volonté de se battre, abandonné l'espoir de survivre. Le brasier qui avait enflammé son âme lorsqu'elle était revenue dans le camp des mercenaires avait très vite était éteint par le venin qui pourrissait en elle depuis sa naissance. Elleynah était une enfant du chaos, et trop longtemps elle avait fait souffrir ceux qu'elle aimait. La jeune femme se sentait profondément perdue, et la confusion l'engloutissait davantage à chaque seconde qui passait. Elle avait trahi, deux fois, renié ses origines pour finalement y céder. Elle avait tué ses proches, brisé toutes les vies qu'elle avait voulu sauver et s'était progressivement laissée emporter par ses démons. Elle n'avait jamais rien voulu de ce qu'il s'était passé, mais devait en assumer les terribles conséquences. Et c'était ce qu'elle essayait de faire, là, attachée dans une semi-obscurité qui embrumait son esprit et ses pensées. Le sang qui coulait sur son corps et tâchait le sol ne suffisait pas encore à laver ses crimes, et elle doutait qu'il le pourrait un jour.

Une inspiration douloureuse souleva sa poitrine meurtrie, lorsque la question de la mentaï résonna. Elle ignorait pourquoi elle était revenue. Il y avait un milliard de réponses à offrir à la brune, mais aucune ne savait décrire avec suffisamment d'exactitude ce que ressentait la marchombre. Elleynah pensait à ceux qu'elle avait aimé et qui était morts en soutenant le regard à la fois furieusement familier et indéniablement étranger que lui lançait Milah. Son père, son maître, son apprentie, et d'autres dont elle avait eu la faiblesse d'accepter l'amitié, étaient morts à cause d'elle. Sa mère aussi, en quelques sortes, et Eleanor bientôt, peut-être. Mais pour Elleynah, la Mort ne voulait pas venir. Elle semblait fuir la marchombre avec un entêtement épuisant, qui, elle aussi, participait à venir à bout des dernières bribes de volonté qui pouvaient lui rester. A quoi bon lutter ? Elle était marchombre, mais elle s'était laissée enfermer. Volontairement. Etait-elle réellement enfermée ? Ca n'avait plus d'importance ; elle n'était plus vraiment marchombre.

- Je crois que la question que tu te poses réellement est de savoir pourquoi est-ce que je suis partie.

La tête toujours levée, et cette ombre qui vacillait faiblement dans son regard brun, Elleynah sembla soudain étrangement abattue. Sa voix n'était qu'un murmure chancelant, qui menaçait de s'éteindre à chaque instant. Milah était absente du camp, lorsqu'Elleynah était partie. Elle n'avait sans doute jamais su que sa mère avait été trop occupée pour venir la secourir, lorsqu'elle avait failli mourir sous les mains sales de brigands perdus. Elle n'avait sans doute jamais su qu'Elleynah avait cette part de lumière en elle, qui ravivait les ombres autant qu'elle menaçait de les faire disparaître. Les deux femmes avaient toujours été à la fois fondamentalement différentes et profondément similaires. L'un avait simplement fini par prendre le dessus sur l'autre, et elles s'étaient éloignées au lieu de continuer à se rapprocher. Et pourtant, si Elleynah avait progressivement pris ses distances avec ses origines, elle n'avait jamais pu oublier ce qu'elle avait vécu. Elle n'avait jamais pu oublier Milah.

- A mon tour de te poser une question. Ou plutôt, de te reposer une question.

La marchombre avait toujours la tête levée, la gorge offerte à la mentaï. Une part d'elle avait profondément envie et besoin que la brune saisisse cette occasion pour lui ôter la vie. L'autre part tentait tant bien que mal de reprendre le dessus et de rappeler à la marchombre la raison de sa présence, la raison de sa souffrance, la raison de toutes les tortures qu'elle s'infligeait et qu'elle allait devoir endurer jusqu'à ce que Kaelleyn le décide. Cette fraction d'elle-même était trop faible pour qu'Elleynah ait conscience de sa présence, mais si elle finissait par retrouver la force qu'il lui manquait, elle mourrait en emportant sa génitrice dans la tombe. Milah devait savoir que tuer la marchombre n'était pas son rôle. Elle avait sans doute trop de respect - ou était-ce de la peur ? - pour Kaelleyn pour oser braver l'interdit silencieux et implicite.

- Je sais que tu meurs d'envie de me tuer. Je sais aussi que tu ne le feras pas, ou en tout cas, pas tout de suite. Je suis même presque sûre que tu ne me toucheras pas. Alors pourquoi est-ce que tu es venue ?

Dans un geste immensément douloureux, Elleynah redressa légèrement les épaules, exposant son corps en partie dénudé et terriblement abîmé à la mentaï. Il y avait quelque chose d'étrange dans le fait de se retrouver dans cette position de soumission face à Milah, mais Elleynah s'en moquait. La brune pouvait bien croire qu'elle était faible, pathétique, lâche ou idiote, ça ne changeait rien pour la marchombre. Plus rien n'avait d'importance, maintenant. Tout était terminé. Et son regard la transperçait, lui donnait la terrible impression de lire en elle comme dans un livre ouvert, et ne pouvait sans doute trouver que le vide immense dans lequel Elleynah coulait. Alors pourquoi sentait-elle son coeur se serrer devant le visage si dur de Milah ?

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Milah voyait la mort dans les yeux d'Elleynah, la mort en reflet. Et pour une fois, ce n'était pas elle qui la symbolisait. C'était un regard au-delà d'elle, perdu. Un regard qui pouvait mener à la folie. Elle le savait parce qu'elle le connaissait par cœur ce regard qui transparaissait de plus en plus souvent dans les yeux de sa mère. Une mère qui devenait étrangère aux êtres humains, qui se battait contre une tentation interne de démence, qui se battait seule sans la moitié de son cœur, l'âme en lambeaux.
Milah avait pitié de sa mère.
Et pourtant elle ne cesserait jamais de l'aimer. Elle lui avait tout appris, l'avait élevé avant de la former avec toute l'objectivité et la force qui lui restait. Milah avait sans doute tout pris en Eileen. Et il lui était difficile de lui rendre au vu de sa propre personnalité. Elle n'aurait jamais pu l'aider. Elle ne pouvait aider personne. La seule chose qu'elle avait offert à sa mère c'était une fierté, la destinée qu'elle s'était elle-même forgée, à coup de poignard, de meurtre, de mort. Mais rien ne vengerait plus assez désormais et elle tuait maintenant parce que c'était inscrit en lettres de glace en elle. Et ce depuis sa naissance.
Alors quand elle voyait Elleynah, avec ce regard presque triste, elle n'éprouvait pas d'empathie.
La question lui fut renvoyée comme un soufflet insolent. Elle s'y attendait presque. Elle n'était pas déçue d'Elleynah. Un demi sourire sortit de l'ombre bien malgré elle. Heureusement que son ancienne amie n'avait ni perdu de son intelligence, elle restait affûtée et aussi piquante que ses lames. Elleynah voulait encore faire du mal ? C'était un murmure, peut-être involontaire, mais qui confirmait les idées de Milah. Peut-être… que la prisonnière de l'harmonie n'était pas perdue. Il fallait la réduire à une poussière pour qu'elle puisse renaître, libre des doctes soumissifs des marchombres. Au loin dans l'esprit de Milah une petite image naquit, une image d'espoir, minuscule, floue, à peine visible, dont elle détourna la tête aussitôt. Elle verrait. Il ne fallait pas tomber dans le piège de l'espoir. Cela faisait plus de 10 ans qu'elle avait disparu et rejoint les autres.
Pourquoi était-elle partie ? Milah en avait une petite idée. Et elle avait aussi les armes pour blesser à son tour Elleynah qui pensait avoir tant de tours d'avance. Elle se retourna, caressant les plumes d'Hadès, se parlant presque à elle même.

« Pourquoi tu es partie ? »

Puis elle fit quelques pas, toujours aussi alerte avant de revenir vers Elleynah, sans pour autant la regarder dans les yeux. Non pas par lâcheté mais parce qu'elle fouillait dans ses souvenirs et que ce n'était pas si important.

« Ne crois pas que j'ignore encore ce qu'il s'est passé. Ta mère n'est pas une petite joueuse chez les mercenaires, c'est une légende. Aucun n'est mort rapidement. L'affront qui a été fait à ton père et à toi …  »

Elle s'arrêta. Empêcha les souvenirs de remonter, la haine de geler son cœur.

« A été lavé. Dans la souffrance. »

Elle la regarda de nouveau.

« Mais toi, pourquoi es-tu partie ? »

Elle serra les dents.

« Tu es partie sans rien me dire, sans rien dire à personne. Une nuit. Tu as fui les tiens, qui tu étais. Pour suivre des faux dieux, des faux préceptes, des faux principes. Quelqu'un qui t'a séduit avec je ne sais quelles paroles. Et je ne sais comment il a pu approcher. Ni ce qu'il t'a fait miroiter. »

C'était forcément quelqu'un qui l'avait tentée. Et elle avait été assez faible pour succomber. Pas à l'or, elle avait succombé à l'espoir d'un autre monde, l'espoir de la lumière, lumière illusion. La paix. La paix qui brûle et tue les autres, qui tue ceux qu'elle considère comme inférieurs, les marginaux, les menteurs, les pauvres. Elle comprenait qu'Elleynah était particulièrement faible d'esprit à ce moment qu'elle avait besoin de mensonges pour survivre. Elle n'avait attendu personne, n'était allée vers aucune main connue.

« Mais ce que tu as fui… tu ne pouvais y échapper. Et c'est pour ça que tu es revenue. Tu ne peux pas courir indéfiniment si tu es le poursuiveur et le poursuivi. Voilà pourquoi tu es partie et pourquoi je pense que tu es revenue. Peut-être que tu es encore une enfant du Chaos.  Peut-être que tu es encore et que tu resteras toujours ce que tu as choisi d'être il y a des années. Une traîtresse. »

Elle se tut. Ce n'était pas du genre à parler longuement, à expliquer quoi que ce soit. Mais cela faisait si longtemps, et Elleynah avait le don pour la trouver, la faire parler. Elle avait toujours eu ce don. Son regard n'avait pas changé, il était toujours aussi tranchant et froid. Elle ne souriait plus du tout.
Elleynah lui posa donc une question, montrant son cou à découvert, provocation suicidaire.
Elle avait raison sur plusieurs points. Elle ne la tuerait pas, ne la toucherait pas.
Mais Milah ne mourrait pas d'envie de le faire. Elle n'en avait même pas particulièrement envie. Elle songeait en toute raison que la tuer éviterait de nouveaux problèmes et surtout la possibilité qu'elle s'enfuit ou les trahisse de nouveau. Kaelleyn se créait des ennemis et divisait le conseil en étalant ses états d'âme.
La mercenaire réfléchit alors à la raison de sa propre venue.

« J'étais curieuse. »

De voir ce que tu es devenue.
De voir ce que Kaelleyn t'infliges.
De savoir pourquoi tu es encore en vie.
De jauger la menace que tu représentes.

Tu as répondu à mes questions.


Elle fit passer son regard en silence sur ce qu'elle pouvait voir d'Elleynah qui avait tenté de se redresser, passant dans son regard, y trouvant un vide qu'elle jugea sincère.

« Je suis déçue. »

Elle se dirigea vers la porte et s'arrêtant avant.

« Si tu essaies de nous tromper, de me trahir encore une fois. Je te tuerai. C'est une promesse Elleynah, ne la prends pas à la légère. »

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Elleynah regardait son amie d'enfance se mouvoir autour d'elle, lentement mais toujours avec prudence. Milah se méfiait. Et quelque part, elle avait raison de le faire. Si un vent trop fort avait soufflé la flamme ardente qui animait Elleynah, si son esprit si vif était enterré bien profondément, ça n'était probablement qu'une question de temps avant que tout ne soit qu'un mauvais souvenir, et qu'elle se retrouve. Ou peut-être pas. La maître marchombre avait toujours lutté contre ce qu'elle était. Elle avait toujours essayé de combattre la part d'ombre qui l'empêchait de totalement comprendre ce qu'harmonie voulait dire. Elleynah ne sous-estimait pas Milah. Elle était la personne au monde qui l'avait la mieux connue durant son enfance, et sûrement une des seules capables de décrire avec exactitude la couleur de son âme à cette époque. La mercenaire devait donc savoir que la marchombre avait le chaos en elle. Un chaos qu'Elleynah avait longtemps rejeté, mais qu'elle commençait progressivement à accepter.

Elle écouta Milah parler avec attention. Chacune des paroles de la mercenaire résonnait en elle avec une force qui lui faisait mal. Elle avait beau se moquer éperdument des blessures physiques que l'on pouvait lui infliger, les paroles étaient parfois bien plus affutées que n'importe quelle lame. Mais Milah se trompait. La brune n'avait aucune idée de ce pour quoi Elleynah était partie. Elle n'avait aucune idée de ce que signifiait le mot marchombre, et de toutes les merveilles qu'il y avait derrière. Ca n'était pas une simple promesse sans fondement, et malgré tout, Elleynah s'en souvenait. Elle se souvenait des promesses du vent et de la caresse des étoiles. Elle se souvenait de l'amitié solide qu'elle avait noué avec le vide, et de la sensation indescriptible qu'offraient les sommets. Elle se souvenait de la couleur des rêves et du son du silence. Tout était trop profondément ancré en elle pour qu'elle ne puisse oublier à quel point le monde était beau et empli de promesses. Mais ça, Milah ne pouvait pas le savoir.

Et tout ce temps, Elleynah ne parla plus. Elle n'avait pas besoin de répondre à la question de Milah. Elle n'avait pas envie d'y répondre. Pourquoi était-elle partie ? Elle ne savait pas. Ou elle ne savait plus. Adolescente, seule, mal dans sa peau, l'âme brisée par une vie de violence, le coeur enfermé dans un monde qui manquait cruellement de reliefs, elle avait voulu voir autre chose. Lorsqu'elle avait rencontré Enyô, elle avait trouvé en elle tout ce qu'elle n'avait jamais connu. Elleynah avait profondément aimé cette femme. D'un amour sincère et inconditionnel, qui avait surpassé tout ce qu'elle avait pu ressentir auparavant. Enyô lui avait montré la vie sous un angle qu'elle n'avait jamais osé soupçonné, et la femme avait vu en l'enfant du chaos une beauté que personne d'autre n'avait saisi. Je suis partie parce que je n'étais plus à ma place. Je suis partie parce que ma Voie était différente de celle que l'on voulait tracer pour moi. Je suis partie parce que tu n'étais déjà plus là. Dans son regard, il n'y avait toujours que le néant.

Lorsque Milah lui confia qu'elle était déçue, Elleynah ne réagit pas. En revanche, elle sentit une drôle de sensation lui enserrer le coeur, comme si l'avis de la mercenaire avait une quelconque importance. Idée bien futile et saugrenue, alors que rien ne comptait plus à ses yeux. Qu'elle soit déçue n'était pas une surprise. Elleynah avait été déçue, lorsque sa seule vraie amie l'avait abandonnée, au moment le plus important de sa vie. Elle avait été déçue par son absence, elle avait été anéantie par leur séparation. Mais ça non plus, elle ne le dirait pas. Quelle importance, de toutes façons ? Ce fut avec soulagement qu'elle vit enfin la mercenaire s'en aller. Sa présence réveillait ce dont elle ne voulait plus entendre parler : des émotions. De la colère, de la tristesse, de la douleur, mais aussi autre chose. Quelque chose qu'elle gardait enfoui en elle depuis toujours. Elleynah ferma les yeux, essayant en vain de chasser la boule qui se formait dans son ventre. Juste avant de disparaître, Milah lança une menace qui ne fit qu'effleurer la peau d'Elleynah. Elle prend une inspiration, et commence à parler d'une voix traînante et monotone.

- Si je voulais essayer de vous trahir, de vous tromper, et si c'était ce que j'étais venue chercher ici, je n'aurais de toutes façons pas dans l'idée de repartir vivante. Pour ce qui est du privilège de prendre ma vie, je te laisse voir ça avec ma mère.

Elle se tait une seconde, et avant de laisser les ténèbres l'engloutir à nouveau, elle ajoute d'un ton faussement neutre :

- Et merci pour la visite.

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