Elleynah se trouvait dans une position délicate, qui la poussait à la fois à en dire le plus possible à son élève, mais aussi à garder pour elle certains passages sombres de son histoire. Elle n'avait pas envie de s'attarder sur ce qu'elle avait vécu, ni même de faire part à quiconque de ses origines. Et pourtant, ne pas vouloir le faire rendait la marchombre égoïste. Certaines de ces informations pouvaient aider Wyska à mieux comprendre la situation, et ainsi à mieux se protéger. Si elle savait qui était sa mère, pourquoi elle lui en voulait autant, pourquoi les temps prochains s'annonçaient particulièrement sombres, elle serait peut-être en mesure d'anticiper ce qui pouvait arriver. Elle n'osait imaginer ce qui adviendrait de Wyska si elle tombait entre les mains de Kaelleyn. Il était certain que la femme ne se contenterait pas de la tuer : elle l'anéantirait. Elleynah frémit, et elle fut reconnaissante à la nuit de masquer le trouble qui s'était emparé de son visage.
La nuit était particulièrement belle, ce soir-là. Sans baisser son attention, Elleynah prit la liberté d'admirer les étoiles qui brillaient bien davantage que dans le ciel nocturne d'Al-Jeit. Elle ne parvenait pas à croire qu'elle avait failli ne plus jamais voir un tel spectacle, et qu'elle avait manqué d'oublier à quel point le monde était beau. C'était ce qu'elle voulait montrer à Wyska, et c'était également ce qu'elle ne voulait, plus jamais risquer d'oublier ou de perdre de vue. Elle s'était faite une promesse, et jamais plus elle ne ferait l'erreur de s'égarer, et de croire que la part de chaos qui l'habitait était une tare dont elle devait se débarrasser. C'était une des choses qu'elle comptait également enseigner à son apprentie. Le monde n'était ni blanc, ni noir. Il était doté d'une multitude de nuances, plus ou moins claires, plus ou moins colorées, mais qui ne cessaient de révéler leurs surprises et la profondeur des merveilles qu'elles recelaient.
- J’ai bien compris que nous n’avons pas de temps à perdre. Que je n’ai pas de temps à perdre. Dans ce cas... Sur quel aspect de l’entraînement devrais-je me concentrer ? Qu’est-ce qui va me permettre de survivre ? Je sais qu’il y a beaucoup à faire, mais je me dis qu’en sachant sur quoi me pencher en premier, ça aidera peut-être... Je donnerai mon maximum.
Malgré la situation et l'inquiétude qui tenaillait les entrailles de la marchombre, elle fut heureuse d'entendre la détermination sans faille qui perçait à travers les paroles de Wyska. Elle avait déjà compris l'importance de l'entraînement et saisissait au moins une partie de l'urgence de la situation. Si elle fournissait les efforts nécessaires lors des entraînements, si elle écoutait ce que lui disait Elleynah, elle avait une chance de s'en sortir. Elleynah en était persuadée, et c'était tout ce qui comptait pour le moment. Wyska avait les armes nécessaires pour avancer dans leur périple, et pour échapper aux griffes acérées de ceux qui étaient à leurs trousses. Si Elleynah avait prévu de concentrer une grande partie de leurs efforts sur le combat, surtout au début, ça ne serait pas l'unique occupation qu'elles allaient avoir. Trois ans, c'était déjà court pour un apprentissage, mais dans le cas de Wyska, ça allait s'annoncer encore plus intense.
- Lorsque nous nous sommes revus à Al-Jeit, vous étiez poursuivis. Est-ce que... est-ce que tout cela est relié ? Serons-nous donc toujours poursuivis ainsi ? Je me demande simplement. Qu’est-ce qu...
Elleynah se figea sur sa monture. Elle savait pertinemment qu'elle était la question que Wyska voulait lui poser, et si elle lui était reconnaissante de ne pas être allée jusqu'au bout de sa réflexion, cela la ramenait au problème de conscience qu'elle avait. Lui dévoiler une partie de sa vie en bafouant son principe de liberté et lui offrir les premières armes pour se protéger, ou conserver ses secrets. Dans les deux cas, la marchombre risquait de ne pas bien le vivre. Dans les deux cas, elle allait sûrement regretter son choix. Elle ne pouvait pas en vouloir à l'acrobate, puisqu'elle n'avait strictement rien à voir avec tout ça, et qu'elle arrivait au coeur d'une histoire qui avait vu le jour bien avant elle, qui n'aurait jamais dû la concerner, mais qui se plaçait désormais au coeur de sa vie. Elleynah dû se rendre à l'évidence : si elle l'ignorait aujourd'hui, il y aurait bien un jour où elle découvrirait la vérité. Et elle préférait largement que la vérité vient d'elle plutôt que de sa mère ou d'un quelconque mercenaire du chaos. Néanmoins, Elleynah se tut.
- Au sujet des marchombres, Elleynah. Quel est le rôle de la guilde ? Comme les marchombres sont libres, je vois difficilement la guilde régir code et règles de conduite. Ai-je tort ? Et comment réagissent-ils à la menace des mercenaires ? Ça touche bien chaque marchombre, tout autant que vous et moi, n’est-ce pas ? Entre les marchombres et les mercenaires, c’est donc une guerre ? Mais... si chaos et harmonie font tous deux partie de l’équilibre, n’est-ce pas une guerre éternelle, dans ce cas ?
Les questions de Wyska étaient pertinentes. Le fonctionnement de la guilde n'était pas évident à comprendre, pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait aucune organisation à proprement parler. Aucun marchombre ne pouvait accepter ou envisager de recevoir des ordres de quiconque, alors cela rendait le fonctionnement de la guilde complexe. Il était tout aussi complexe de l'expliquer à quelqu'un qui n'avait pas encore une idée précise de ce que le mot marchombre signifiait. Elleynah avait connu les marchombres dans son enfance, et quelque part, elle avait grandi avec eux. Cependant, elle avait mis très longtemps à comprendre les nuances les plus subtiles et les plus intéressantes de ces êtres particuliers qui peuplaient le monde avec discrétion. Elle avait également compris tardivement que tout n'était pas une question de bien ou de mal. Les mercenaires du chaos n'étaient pas tous foncièrement mauvais et méchants, tout comme les marchombres étaient loin d'être tous des modèles de bonté et de bienveillance.
Il en était de même pour la guerre. Ca n'était pas réellement ce qui s'orchestrait autour du combat éternel qui voyait s'affronter les mercenaires et les marchombres. Tout était plus complexe, et Elleynah avait la chance de pouvoir saisir une partie de l'ampleur de cette complexité, notamment grâce à l'ambivalence qui avait forgé ce qu'elle était. Lorsque Wyska se tut et laissa le silence reprendre ses droits, la marchombre ne lui répondit pas immédiatement, désireuse de choisir ses mots avec soin pour satisfaire au mieux la curiosité de sa jeune apprentie. Autour d'elles, le paysage changeait déjà, abandonnant les couleurs et les vastes pleines du sud pour se rapproches des landes de l'est. A ce rythme, elles ne risquaient pas d'arriver avant que le soleil ne soit déjà haut dans le ciel, mais la tranquillité du monde rassurait le coeur de la marchombre. Avec un peu de chance, elles parviendraient à se mettre à l'abri avant que l'orage nommé chaos n'éclate au-dessus de leurs têtes.
- Tes questions sont toutes pertinentes, Wyska. Je vais essayer de te répondre du mieux que je peux, mais il y a certaines choses que je ne te dirais qu'une seule fois, d'accord ?
Elleynah voulait que son apprentie prenne déjà l'habitude d'enregistrer les informations les plus importantes dans son esprit, et qu'elle soit capable de les solliciter aux moments opportuns. C'était aussi ce genre de choses qui pourraient lui sauver la vie dans des situations complexes et pressantes. En tous les cas, la maître marchombre l'espérait. Elle dut faire un gros effort pour rester maître d'elle-même, et ne pas céder à une angoisse existentielle qui n'aurait servi à rien si ce n'était à gâcher une partie de sa concentration pour des considérations inutiles. De toutes façons, elle ne pouvait rien faire de plus que ce qu'elle était en train de faire pour le moment : essayer de les mettre hors d'atteintes en attendant que la situation se calme un peu, et apprendre à Wyska l'histoire avec laquelle elle allait devoir vivre pendant au moins les trois prochaines années.
- Pour ce qui est de ton apprentissage, je ne te révélerai rien à l'avance. Comme je te l'ai dit, la Voie du marchombre est un chemin long et périlleux, qu'il te faudra aborder avec patience. La seule différence avec un apprentissage que tu aurais eu avec un autre maître sera que je serais plus exigeante.
Sa voix était sans doute plus sèche que ce qu'elle avait souhaité, mais Elleynah était sans appel sur cette question-là. Elle avait été reconnaissante toute sa vie à son maître pour l'enseignement qu'elle lui avait permis d'avoir. Ca avait été souvent dur, épuisant, douloureux, mais elle avait aimé chaque seconde où elle avait souffert, chaque minute où elle avait touché d'un peu plus près l'absolu, chaque heure où elle avait senti qu'elle repoussait les limites du possible. Elle refusait que sa mère ou que les mercenaires du chaos en général empêche Wyska de vivre cette intense immersion dans le bonheur. Elle refusait que quiconque ne puisse gâcher l'apprentissage de la jeune fille la plus prometteuse qu'elle ait jamais eu l'occasion de rencontrer auparavant. Elle refusait d'avoir peur que quelqu'un lui arrache une nouvelle fois ce qu'elle essayait de construire, elle refusait de se laisser avoir par sa mère et les plans diaboliques qu'elle mettait en oeuvre pour faire exploser son âme. Alors, Elleynah ferma les yeux un instant, et pris une inspiration profonde, comme pour redevenir maître d'elle-même.
- Les hommes d'Al-Jeit, ceux qui t'ont enlevés, ceux qui nous attaqueront dans le futur, sont effectivement tous reliés. J'espère qu'un jour les choses se calmeront, mais je doute que ce soit possible. Ces gens-là n'abandonnent jamais. Certainement pas dans notre cas.
Elleynah pensait à une personne en particulier, même si elle était loin d'être la seule à vouloir sa mort. Sa mère n'arrêterait de vouloir sa mort que lorsqu'elle mourrait. Il en était ainsi, et quelque part, Elleynah n'arrivait pas à détester l'intérêt que la femme lui portait. Pour une fois la marchombre avait l'impression d'avoir de l'importance pour elle, et malgré tout, ça comptait bien plus qu'elle n'oserait l'avouer. Enfant, elle avait souffert de l'absence de sa mère, et encore davantage lorsque son père était mort. Si elle était parvenue en grande partie à passer à autre chose et à guérir avec le temps, une petite partie d'elle n'avait jamais réussi à totalement oublier sa peine d'enfant.
- Les marchombres sont des êtres libres, Wyska. Si certaines traditions demeurent présentes, chacun d'entre nous est un électron libre. La guilde en soit ne sert qu'à veiller à l'ordre et au respect de certains préceptes clés, comme le secret. Un marchombre agit comme il l'entend, mais ça ne signifie pas qu'il fait n'importe quoi. La liberté implique d'avoir des responsabilités, des sacrifices et des choix à faire. Ca n'est que rarement simple, Wyska. Par exemple, je suis libre de me battre pour une cause, tout comme je suis libre d'ignorer ce combat et de vaquer à d'autres occupations. L'important est d'être en accord avec toi-même, et de te reconnaître dans chaque acte que tu fais. En suivant cette logique, tu comprendras que tous les marchombres ne se sentent pas concernés par le combat entre harmonie et chaos.
Elleynah flatta l'encolure de sa jument et la regarda avec bienveillance.
- Il y a très longtemps, un combat a fait rage entre mercenaires du chaos et marchombres. Beaucoup de marchombres sont morts, mais le chaos a été anéanti. En tous les cas, c'est que le monde a cru. Mais les mercenaires du chaos se sont reconstruits avec le temps, et ils sont en train de se reconstruire progressivement. Les marchombres qui ne croient pas à leur retour ne sont pas rares.
Elle marqua une pause, comme si la vérité qu'elle allait énoncé était douloureuse pour elle.
- Je ne connais pas de marchombres qui soient aussi touchés que toi et moi, même si certains ont souffert à cause des mercenaires.
Lorsqu'elle eut prononcé cette phrase, Elleynah avisa une rivière qui coulait juste devant elles.
- Nous allons faire une petite pause pour les chevaux. Profites en pour remplir ta gourde, nous ne nous arrêterons plus après ça.
Elleynah descendit de sa jument avec souplesse, et la laissa se désaltérer. La marchombre s'agenouilla au bord de l'eau, et but jusqu'à étancher totalement sa soif. L'eau était profonde : il n'y avait pas de pente douce qui déclinait progressivement mais un gouffre d'au moins deux mètres. Le courant était vif, sans être trop puissant. Tout autour d'elles, il n'y avait que des plaines, et malgré la nuit, Elleynah pouvait facilement voir d'éventuels ennemis approcher.
- Assez posé de questions gratuitement, Wyska. Maintenant, il va falloir que tu mérites les réponses. Je t'écoute, vas-y.
Elle s'approcha de son sac, en sortit deux bâtons dont elle assembla les morceaux pour les rallonger, et elle en jeta un dans la direction de Wyska. Sans la prévenir, la maître marchombre se mit à l'attaquer, si vive que, dans la nuit, elle donna l'impression de disparaître. Un seul coup pourrait suffire pour déséquilibrer la jeune fille et l'envoyer dans la rivière.
La nuit était particulièrement belle, ce soir-là. Sans baisser son attention, Elleynah prit la liberté d'admirer les étoiles qui brillaient bien davantage que dans le ciel nocturne d'Al-Jeit. Elle ne parvenait pas à croire qu'elle avait failli ne plus jamais voir un tel spectacle, et qu'elle avait manqué d'oublier à quel point le monde était beau. C'était ce qu'elle voulait montrer à Wyska, et c'était également ce qu'elle ne voulait, plus jamais risquer d'oublier ou de perdre de vue. Elle s'était faite une promesse, et jamais plus elle ne ferait l'erreur de s'égarer, et de croire que la part de chaos qui l'habitait était une tare dont elle devait se débarrasser. C'était une des choses qu'elle comptait également enseigner à son apprentie. Le monde n'était ni blanc, ni noir. Il était doté d'une multitude de nuances, plus ou moins claires, plus ou moins colorées, mais qui ne cessaient de révéler leurs surprises et la profondeur des merveilles qu'elles recelaient.
- J’ai bien compris que nous n’avons pas de temps à perdre. Que je n’ai pas de temps à perdre. Dans ce cas... Sur quel aspect de l’entraînement devrais-je me concentrer ? Qu’est-ce qui va me permettre de survivre ? Je sais qu’il y a beaucoup à faire, mais je me dis qu’en sachant sur quoi me pencher en premier, ça aidera peut-être... Je donnerai mon maximum.
Malgré la situation et l'inquiétude qui tenaillait les entrailles de la marchombre, elle fut heureuse d'entendre la détermination sans faille qui perçait à travers les paroles de Wyska. Elle avait déjà compris l'importance de l'entraînement et saisissait au moins une partie de l'urgence de la situation. Si elle fournissait les efforts nécessaires lors des entraînements, si elle écoutait ce que lui disait Elleynah, elle avait une chance de s'en sortir. Elleynah en était persuadée, et c'était tout ce qui comptait pour le moment. Wyska avait les armes nécessaires pour avancer dans leur périple, et pour échapper aux griffes acérées de ceux qui étaient à leurs trousses. Si Elleynah avait prévu de concentrer une grande partie de leurs efforts sur le combat, surtout au début, ça ne serait pas l'unique occupation qu'elles allaient avoir. Trois ans, c'était déjà court pour un apprentissage, mais dans le cas de Wyska, ça allait s'annoncer encore plus intense.
- Lorsque nous nous sommes revus à Al-Jeit, vous étiez poursuivis. Est-ce que... est-ce que tout cela est relié ? Serons-nous donc toujours poursuivis ainsi ? Je me demande simplement. Qu’est-ce qu...
Elleynah se figea sur sa monture. Elle savait pertinemment qu'elle était la question que Wyska voulait lui poser, et si elle lui était reconnaissante de ne pas être allée jusqu'au bout de sa réflexion, cela la ramenait au problème de conscience qu'elle avait. Lui dévoiler une partie de sa vie en bafouant son principe de liberté et lui offrir les premières armes pour se protéger, ou conserver ses secrets. Dans les deux cas, la marchombre risquait de ne pas bien le vivre. Dans les deux cas, elle allait sûrement regretter son choix. Elle ne pouvait pas en vouloir à l'acrobate, puisqu'elle n'avait strictement rien à voir avec tout ça, et qu'elle arrivait au coeur d'une histoire qui avait vu le jour bien avant elle, qui n'aurait jamais dû la concerner, mais qui se plaçait désormais au coeur de sa vie. Elleynah dû se rendre à l'évidence : si elle l'ignorait aujourd'hui, il y aurait bien un jour où elle découvrirait la vérité. Et elle préférait largement que la vérité vient d'elle plutôt que de sa mère ou d'un quelconque mercenaire du chaos. Néanmoins, Elleynah se tut.
- Au sujet des marchombres, Elleynah. Quel est le rôle de la guilde ? Comme les marchombres sont libres, je vois difficilement la guilde régir code et règles de conduite. Ai-je tort ? Et comment réagissent-ils à la menace des mercenaires ? Ça touche bien chaque marchombre, tout autant que vous et moi, n’est-ce pas ? Entre les marchombres et les mercenaires, c’est donc une guerre ? Mais... si chaos et harmonie font tous deux partie de l’équilibre, n’est-ce pas une guerre éternelle, dans ce cas ?
Les questions de Wyska étaient pertinentes. Le fonctionnement de la guilde n'était pas évident à comprendre, pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait aucune organisation à proprement parler. Aucun marchombre ne pouvait accepter ou envisager de recevoir des ordres de quiconque, alors cela rendait le fonctionnement de la guilde complexe. Il était tout aussi complexe de l'expliquer à quelqu'un qui n'avait pas encore une idée précise de ce que le mot marchombre signifiait. Elleynah avait connu les marchombres dans son enfance, et quelque part, elle avait grandi avec eux. Cependant, elle avait mis très longtemps à comprendre les nuances les plus subtiles et les plus intéressantes de ces êtres particuliers qui peuplaient le monde avec discrétion. Elle avait également compris tardivement que tout n'était pas une question de bien ou de mal. Les mercenaires du chaos n'étaient pas tous foncièrement mauvais et méchants, tout comme les marchombres étaient loin d'être tous des modèles de bonté et de bienveillance.
Il en était de même pour la guerre. Ca n'était pas réellement ce qui s'orchestrait autour du combat éternel qui voyait s'affronter les mercenaires et les marchombres. Tout était plus complexe, et Elleynah avait la chance de pouvoir saisir une partie de l'ampleur de cette complexité, notamment grâce à l'ambivalence qui avait forgé ce qu'elle était. Lorsque Wyska se tut et laissa le silence reprendre ses droits, la marchombre ne lui répondit pas immédiatement, désireuse de choisir ses mots avec soin pour satisfaire au mieux la curiosité de sa jeune apprentie. Autour d'elles, le paysage changeait déjà, abandonnant les couleurs et les vastes pleines du sud pour se rapproches des landes de l'est. A ce rythme, elles ne risquaient pas d'arriver avant que le soleil ne soit déjà haut dans le ciel, mais la tranquillité du monde rassurait le coeur de la marchombre. Avec un peu de chance, elles parviendraient à se mettre à l'abri avant que l'orage nommé chaos n'éclate au-dessus de leurs têtes.
- Tes questions sont toutes pertinentes, Wyska. Je vais essayer de te répondre du mieux que je peux, mais il y a certaines choses que je ne te dirais qu'une seule fois, d'accord ?
Elleynah voulait que son apprentie prenne déjà l'habitude d'enregistrer les informations les plus importantes dans son esprit, et qu'elle soit capable de les solliciter aux moments opportuns. C'était aussi ce genre de choses qui pourraient lui sauver la vie dans des situations complexes et pressantes. En tous les cas, la maître marchombre l'espérait. Elle dut faire un gros effort pour rester maître d'elle-même, et ne pas céder à une angoisse existentielle qui n'aurait servi à rien si ce n'était à gâcher une partie de sa concentration pour des considérations inutiles. De toutes façons, elle ne pouvait rien faire de plus que ce qu'elle était en train de faire pour le moment : essayer de les mettre hors d'atteintes en attendant que la situation se calme un peu, et apprendre à Wyska l'histoire avec laquelle elle allait devoir vivre pendant au moins les trois prochaines années.
- Pour ce qui est de ton apprentissage, je ne te révélerai rien à l'avance. Comme je te l'ai dit, la Voie du marchombre est un chemin long et périlleux, qu'il te faudra aborder avec patience. La seule différence avec un apprentissage que tu aurais eu avec un autre maître sera que je serais plus exigeante.
Sa voix était sans doute plus sèche que ce qu'elle avait souhaité, mais Elleynah était sans appel sur cette question-là. Elle avait été reconnaissante toute sa vie à son maître pour l'enseignement qu'elle lui avait permis d'avoir. Ca avait été souvent dur, épuisant, douloureux, mais elle avait aimé chaque seconde où elle avait souffert, chaque minute où elle avait touché d'un peu plus près l'absolu, chaque heure où elle avait senti qu'elle repoussait les limites du possible. Elle refusait que sa mère ou que les mercenaires du chaos en général empêche Wyska de vivre cette intense immersion dans le bonheur. Elle refusait que quiconque ne puisse gâcher l'apprentissage de la jeune fille la plus prometteuse qu'elle ait jamais eu l'occasion de rencontrer auparavant. Elle refusait d'avoir peur que quelqu'un lui arrache une nouvelle fois ce qu'elle essayait de construire, elle refusait de se laisser avoir par sa mère et les plans diaboliques qu'elle mettait en oeuvre pour faire exploser son âme. Alors, Elleynah ferma les yeux un instant, et pris une inspiration profonde, comme pour redevenir maître d'elle-même.
- Les hommes d'Al-Jeit, ceux qui t'ont enlevés, ceux qui nous attaqueront dans le futur, sont effectivement tous reliés. J'espère qu'un jour les choses se calmeront, mais je doute que ce soit possible. Ces gens-là n'abandonnent jamais. Certainement pas dans notre cas.
Elleynah pensait à une personne en particulier, même si elle était loin d'être la seule à vouloir sa mort. Sa mère n'arrêterait de vouloir sa mort que lorsqu'elle mourrait. Il en était ainsi, et quelque part, Elleynah n'arrivait pas à détester l'intérêt que la femme lui portait. Pour une fois la marchombre avait l'impression d'avoir de l'importance pour elle, et malgré tout, ça comptait bien plus qu'elle n'oserait l'avouer. Enfant, elle avait souffert de l'absence de sa mère, et encore davantage lorsque son père était mort. Si elle était parvenue en grande partie à passer à autre chose et à guérir avec le temps, une petite partie d'elle n'avait jamais réussi à totalement oublier sa peine d'enfant.
- Les marchombres sont des êtres libres, Wyska. Si certaines traditions demeurent présentes, chacun d'entre nous est un électron libre. La guilde en soit ne sert qu'à veiller à l'ordre et au respect de certains préceptes clés, comme le secret. Un marchombre agit comme il l'entend, mais ça ne signifie pas qu'il fait n'importe quoi. La liberté implique d'avoir des responsabilités, des sacrifices et des choix à faire. Ca n'est que rarement simple, Wyska. Par exemple, je suis libre de me battre pour une cause, tout comme je suis libre d'ignorer ce combat et de vaquer à d'autres occupations. L'important est d'être en accord avec toi-même, et de te reconnaître dans chaque acte que tu fais. En suivant cette logique, tu comprendras que tous les marchombres ne se sentent pas concernés par le combat entre harmonie et chaos.
Elleynah flatta l'encolure de sa jument et la regarda avec bienveillance.
- Il y a très longtemps, un combat a fait rage entre mercenaires du chaos et marchombres. Beaucoup de marchombres sont morts, mais le chaos a été anéanti. En tous les cas, c'est que le monde a cru. Mais les mercenaires du chaos se sont reconstruits avec le temps, et ils sont en train de se reconstruire progressivement. Les marchombres qui ne croient pas à leur retour ne sont pas rares.
Elle marqua une pause, comme si la vérité qu'elle allait énoncé était douloureuse pour elle.
- Je ne connais pas de marchombres qui soient aussi touchés que toi et moi, même si certains ont souffert à cause des mercenaires.
Lorsqu'elle eut prononcé cette phrase, Elleynah avisa une rivière qui coulait juste devant elles.
- Nous allons faire une petite pause pour les chevaux. Profites en pour remplir ta gourde, nous ne nous arrêterons plus après ça.
Elleynah descendit de sa jument avec souplesse, et la laissa se désaltérer. La marchombre s'agenouilla au bord de l'eau, et but jusqu'à étancher totalement sa soif. L'eau était profonde : il n'y avait pas de pente douce qui déclinait progressivement mais un gouffre d'au moins deux mètres. Le courant était vif, sans être trop puissant. Tout autour d'elles, il n'y avait que des plaines, et malgré la nuit, Elleynah pouvait facilement voir d'éventuels ennemis approcher.
- Assez posé de questions gratuitement, Wyska. Maintenant, il va falloir que tu mérites les réponses. Je t'écoute, vas-y.
Elle s'approcha de son sac, en sortit deux bâtons dont elle assembla les morceaux pour les rallonger, et elle en jeta un dans la direction de Wyska. Sans la prévenir, la maître marchombre se mit à l'attaquer, si vive que, dans la nuit, elle donna l'impression de disparaître. Un seul coup pourrait suffire pour déséquilibrer la jeune fille et l'envoyer dans la rivière.