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En dépit du mal de terre

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Début : Des moutons à la houle - Archipel Aline

Halden et Sören ont été envoyés à la recherche d'un rêveur pour soigner leur Capitaine


__


Les arbres, danseurs, se glissaient dans le vent et ondulaient, encapuchonnés par un ciel blanchâtre très uni. Il ne faisait pas vraiment froid ; pourtant la peau sombre de Sören frissonnait, rêche, dans l’air qui se heurtait à leur chariot. Il était difficile de savoir si leur environnement se taisait dans cette blancheur laiteuse, ou si le cahot sonore produit par les roues sur la piste inégale, par le vent dans la toile du chariot, par les craquements du bois, les sabots des chevaux et leur démarche chaloupée, et les grincements du cuir sur les pièces en bois masquait tout autre son qui fût extérieur à leur bulle privilégiée. Ils étaient aussi les seuls mouvements clairement perceptibles.

Les yeux de Sören observaient sans s’y accrocher ce paysage monotone ; il lui semblait extrêmement difficile d’envisager d’agir autrement. Elle n’était attentive à rien, pas même aux cahots qui l’éjectaient parfois du banc, pas à la présence d’Halden, pas à sa peau à chair-de-poule. Il lui semblait hautement impossible d’ouvrir les lèvres, ou simplement de tourner la tête. Parfois, ses yeux se perdaient dans les oreilles mobiles des chevaux et il lui semblait se raccrocher un peu à la réalité. Elle se tenait pourtant raide, les épaules crispées, les doigts agrippés au bois du banc – sans qu’elle y prête la moindre attention.

Elle n’avait pas eu le temps de comprendre, ni les gestes subtils des deux guerriers, ni la situation, ni les gardes. Elle avait imité Allie, brandit courageusement la petite dague qui pendait à sa ceinture, serrant douloureusement les doigts autour du petit manche. Certes, elle avait suivi quelques enseignements d’Halden – mais faire des exercices de posture face à une souche n’avait rien à voir avec le fait d’être pris pour cible par les gardes d’une petite bourgade, dont les richesses ne venaient que des échanges avec les pirates – dont ils faisaient usage comme des voyous, incapables de s’organiser collectivement. Surtout : ils étaient partis sans Allie. Et cela n’avait, dans la tête de Sören, aucun sens. Il planait dans sa tête une lourde incertitude : que lui était-il arrivé ? Est-ce qu’elle était parvenue à fuir ? Et surtout : pourquoi elle, Sören, était-elle préoccupée par le sort de cette femme au caractère insupportable, imbue d’elle-même, violente et qui – sa nuque s’en souvenait toujours – avait tenté de la tuer ?

Halden se tenait coi dans son propre silence – mais sa présence s’était effacée. Jusqu’à ce qu’il pose sa main sur l’épaule du gamin. Une décharge glacée se faufila le long de la colonne raide de Sören. Elle fût prise d’un haut le cœur ; un réflexe la tira en arrière et elle s’affala derrière le banc. Sa tête cogna un montant du charriot et Bosh jura, de cette voix enfantine mais masculine. Il n’y avait que Bosh qui savait jurer, d’eux deux. Durant plusieurs secondes, Bosh et Halden restèrent figées, les yeux rivés l’un sur l’autre. Puis Sören rit. D’un petit rire aigrelet, assez bref. Puis la gamine se referma. Sans baisser les yeux, elle prononça d’une voix éraflée par sa gorge sèche :

« Pardon »

Il y avait en elle une douleur instinctive lorsqu’Halden la touchait ; et ce, alors qu’il y avait chez l’homme, contre toute attente, une générosité et une bienveillance très douces. C’était peut-être ça, au fond, qui la mettait mal à l’aise : cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu ce type d’attitude envers elle. Quelque chose d’un peu confus, au fond d’elle, se sentait redevable, estimait que son attitude de peur pouvait être blessante. Elle ignorait pourquoi. Mais instinctivement, elle tendit la main : parce que lui offrir de l’aider à se relever, de prendre sa main, restait infiniment plus généreux que de lui bafouiller un pardon.

Halden était visiblement surpris de la réaction que son geste de confort avait entraîné. Il eut un bref moment d'hésitation devant la main tendue, mais avec un tiraillement au coin de sa bouche, qui n'était pas tout à fait un sourire, et une lueur de fierté dans ses yeux, il agrippa fermement la main de Bosh et le hissa de nouveau à son côté. Le gamin planta un instant ses yeux dans les siens. Ils se turent, puis relâchèrent lentement l'attention, ensemble.

*

Lentement, la piste se mit à monter. Sören se sentait légèrement nauséeuse : les amples mouvements du navire lui manquaient, et les cahots la bousculaient. Elle ferma les yeux, abandonnant le paysage monotone à sa très lente évolution. Elle se demandait si Allie manquait à Halden. Elle avait beau lui taper sur les nerfs, il avait du s’habituer à elle, lui aussi. Elle se demande si elle lui manquait, à elle. En l’absence de réponse, elle rouvrit les yeux. Rien n’avait changé. Ils semblaient monter sur un relief pré-montagnard – ils devaient se rapprocher des montagnes qu’Halden avait appelé Les Dentelles Vives. En tout cas, ils étaient sensés ne pas en être très loin.

Sören n’était jamais allé très loin dans les terres : elle avait visité plusieurs ports dérobés, aucun grand port alavirien, et n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler le continent. Et jusqu’ici, il lui paraissait terriblement ennuyeux. Alors, Sören osa poser une question, pour la première fois depuis plusieurs heures.

« Vous savez où c’est qu’on va ? Où est-ce qu’on trouve des soigneurs-là, par ici. »

Et parce qu’une fois partie, il lui sembla avoir beaucoup de choses à demander, elle ne s’arrêta pas.

« C’est toujours comme ça, le continent ? Sinistre, grisâtre et monotone ? Et on en a pour longtemps, à aller je sais pas où ? Parce qu’un chariot, c’est pas ce qu’on fait de plus confortable, hein. Vous venez d’où, vous ? Vous venez du coin ? Moi j’ai jamais mis les pieds sur le continent. A part dans les ports. Des moches, en plus. De ceux où on se fait vite caillasser la gueule. Enfin, j’ai jamais trop cherché les problèmes, mais j’aimais pas trop payer pour boire. Alors comme j’étais petit, je buvais et je filais. Bon, parfois, si je partais trop tôt, qu’y’avait un patron un peu trop les yeux partout, et pas encore assez fatigué, bon. Ca se finissait pas toujours bien. »

Dans sa voix s’égaraient des rayons de nostalgie.  Elle n’aurait pas cru regretter la routine des navires et des escales dans les ports alaviriens. Dans son flot de parole, il y avait quelque chose de naturel, qui la prenait toujours lorsqu’elle commençait à raconter quelque chose. Et il y avait aussi un besoin d’occuper l’espace sonore, d’éloigner de sa tête le début de leur journée, de mettre au rencard tout un tas de pensées encombrantes. Elle se mit à parler comme une adulte, comme si elle avait déjà vécu trois vies – ce qui n’était pas tout à fait faux – mais surtout, comme si elle voulait faire découvrir son univers à Halden, lui qui s’était si bien fait sa place sur le Grain Blanc mais n’était pas marin.

« Mais on s’marrait bien, dans ces ports-là : c’est plein de vie, plein de gamins prêts à vous détrousser, de revendeurs bizarres. J’sais pas si vous aimez jouer : y’a plein de pirates qui aiment jouer. Eh ben c’est encore dans ces ports là qu’on trouve les meilleurs jeux. Moi je joue pas. Dans ces ports là, tout se négocie, et la moindre petite cheville, la moindre planchette peut vous revenir une fortune, si vous vous laissez faire. Et puis c’est vivant tout le temps : le jour, la nuit, le matin. Bon, c’est sûr qu’c’est mieux d’pas être une fille, hein … »

Un souffle d’air s’étrangla dans sa gorge. Elle n’avait pas le moins du monde voulu dire ça. Incapable de continuer, elle fixa les oreilles des chevaux, son repère sur ce lent chariot, et garda les lèvres soudées. C’était complètement idiot, mais elle ne trouvait plus rien à dire.

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Le soleil était haut dans le ciel, jetant ses éclats scintillants sur les sommets des dentelles à l'horizon, et caressant l'herbe verdoyante des grandes plaines de reflets chaleureux. Une douce brise amenait sur leurs visages à la peau craquelée l'odeur iodée et rafraîchissante de l'océan. Le chant des cigales, au départ assourdissant, avait modulé en une berceuse paisible et rassurante, quelques fois interrompu par le cri perçant des mouettes qui les survolaient. Il y avait une profonde sérénité dans ce tableau, une tranquillité naturelle qui s'était immiscé dans l'esprit du frontalier fatigué. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas reposé proprement, trop occupé à garder l'homme allongé derrière lui dans le monde des vivants, et la montée d'adrénaline de la matinée s'était transformée en une profonde lassitude. La musique de la nature et le bringuebalement du chariot l'avaient amené à un état presque somnolant, les rênes lâches dans ses mains décontractées, laissant les chevaux suivre instinctivement la route tracée devant eux. Toute pensée avait échappé son esprit où avait été confiné dans la partie de son être qu'il enfermait à double tour. La question de Bosh le ramena doucement à la réalité. Des nuages gris et lourds avaient voilé le soleil, assombrissant la plaine; la brise, si rafraîchissante un peu plus tôt, le fit frissonner, et la mélodie des insectes avait perdu de sa vigueur. La nature semblait triste à présent.

« On va à Ondiane. » Répondit-il en secouant la tête pour se réveiller. « C'est l'endroit le plus proche où on est sûr de trouver un Rêveur. » 

Il pensait que ça satisferait suffisamment le gamin pour qu'il puisse recommencer à laisser son esprit voyager, mais à sa grande surprise, son compagnon se remit à parler... Et parler. Sans s'arrêter. Posant questions après questions comme si un barrage, battit depuis trop longtemps, s'était enfin rompu et qu'il ne pouvait plus empêcher le flot de paroles qui jaillissait de sa bouche. Et puis les questions devinrent des histoires, des révélations. Toutes plus honnêtes que tous les mots qu'ils avaient échangé auparavant. Il n'y avait aucun filtre, aucune raison d'essayer d'impressionner où de prétendre. Juste ce partage entre deux personnes ayant trop vu. La voix de Bosh s'était éraillée, probablement peu habituée à ce déluge de mot. Son regard pensif balayait le paysage sans vraiment prendre le temps d'observer quoique ce soit en profondeur. Le gamin n'était plus un gamin du tout et plus il évoquait son enfance, plus il semblait vieilli. 

Des images, évoquées par le récit de son compagnon, dansaient devant les yeux d'Halden. Il imaginait des tavernes enfumées, des groupes de mômes crottés parcourant des rues sinueuses qu'ils connaissaient mieux que personne, des marins ivres titubant le long des quais pour rejoindre leurs navires. Accroché aux lèvres de Bosh, il avait voyagé de l'autre côté de l'océan jusqu'à un archipel qu'il commençait à connaître même s'il n'y avait jamais mis les pieds. Il ne réalisa ce que son compagnon avait admis que lorsque qu'un léger bruit étranglé coupa court à la conversation.

Il n'avait pas vraiment pris le temps de se demander pourquoi la jeune fille cachait son identité. Cela n'était pas vraiment ses affaires de toute manière. Il y a des secrets qui n'appartiennent à personne d'autre que ceux directement concernés. Mais l'expression mortifiée de la jeune fille à ses côtés le convainquit de commencer à parler.

« Là d'où j'viens, les femmes sont considérés tout aussi redoutables que les hommes, et il arrive souvent malheur à ceux qui essayent de prouver le contraire. Je plein sincèrement toute personne qui décide de s'en prendre à une frontalière. »

Un souvenir de Naeva, sourire sanglant mais victorieux aux lèvres, la pointe de son sabre reposant sur la gorge d'Halden, le fit rire affectueusement. Il avait reçu plus de cicatrices en s'entraînant avec elle que de blessures au combat. 

« Je viens d'un endroit au Nord de l'Empire appelé la Citadelle. C'est une immense forteresse aux pieds des montagnes. Il fait froid toute l'année et le plus souvent, tout est recouvert de neige. T'as déjà vu de la neige ? Il n'y a rien de plus beau. C'est comme si tu déposais un gigantesque tapis blanc et moelleux sur tout ce qui t'entoure. Et il y a ce silence dans l'air quand il neige, comme si le monde avait peur de déranger les flocons. J'avais jamais connu de température aussi chaude avant de descendre dans le Sud. Mes premiers jours sur le navire marchant, j'ai cru que j'allais fondre d'un seul coup tellement je transpirais. Ça m'a fait bizarre aussi de vivre dans un espace si p'tit. Quand j'étais môme, je passais des jours à parcourir la Citadelle d'un bout à l'autre sans jamais prendre le même chemin plus d'une fois. Enfin, avant que je commence mon entraînement. Ma mère m'avait déjà appris les bases, au cas où, mais ça m'a pas vraiment préparé à ma première semaine d'entraînement. J'voulais être un médecin quand j'étais gosse. Je suivais mon père à toutes ses consultations, je volais ses livres pour les lire la nuit. J'avais même appris à coudre pour pratiquer les points de suture. Mais à douze ans, j'ai découvert le sabre, et je n'ai jamais pu imaginer faire quoi que ce soit d'autre depuis. Y a un proverbe chez nous qui dit : on n'devient pas Frontalier, on naît Frontalier. Et je suppose que c'est assez vrai. La plupart d'entre nous, on a ça dans le sang. Des fois, je me dis qu'on saurait pas quoi faire d'autre si les Raïs décidaient d'arrêter d'envahir l'Empire. Ça m'a fait bizarre, tu sais, les premiers jours sur le Grain Blanc. J'avais jamais rencontré de camaraderie comme celle que j'avais laissé derrière moi quand je suis parti de la Citadelle. Et me voilà, sur un navire pirate, comme si j'étais jamais quitté mon régiment. Même Allie me rappelait Naeva, cette tête de mule...  »

Il se tut pendant un instant, brièvement submergé par le mal du pays. Il avait voyagé, posé les yeux sur des merveilles qu'il n'aurait jamais pu imaginer, mais rien ne pouvait remplacer la beauté de la Citadelle pendant le festival de l'Hiver, pleine de rires et de chants, et d'une insouciance qu'on pensait oubliée le reste de l'année.

Un grognement à l'arrière du chariot le tira de ses pensées. Il tendit les rênes à Bosh, se leva souplement et enjamba le dossier de leur banc pour accéder au capitaine. Il brûlait toujours de fièvre, mais son visage avait perdu un peu la couleur cadavérique qu'il possédait auparavant. Les cahotements du chariot avaient probablement dérangé le sommeil souffrant du malade, mais l'air frai venant des Dentelles avaient visiblement aidé à réguler sa température. 

« On va camper dans le coin pour la nuit. Je pense qu'il en a mare de se faire bousculer à chaque nid de poule. » Dit-il à la jeune fille en se rasseyant à l'avant. « Et puis, il est temps qu'on avance ton entraînement sérieusement. »

Il se pencha, sortit son sac de sous le siège, et en tira une épée courte et légère. L'arme n'était pas toute jeune, mais elle était aiguisée et de bonne qualité. 

« J'aurais aimé te donner un sabre, mais c'est plus difficile à en trouver de bonne qualité, et ceux de l'équipage ont la lame trop large pour ce que je vais t'apprendre. »

Il haussa les épaules, fit virevolter l'arme dans les airs pour vérifier son équilibre et la tendit, pommeau en premier, à Bosh.

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Il est doux de voyager dans des contrées inconnues ; Sören y était : dans le grand nord alavirien, dans les montagnes, dans ce manteau blanc, dans cette forteresse infinie. Le récit d’Halden la berçait gentiment, et peu à peu, portée par les traits épurés propres aux souvenirs, un sourire s’installa sur ses commissures. L’homme parlait avec une grande sincérité – le temps avait passé depuis leur discussion dans les calles du Grain Blanc, avec Allie, où les trois compagnons se cachaient encore, profitant de la pénombre pour dissimuler leur histoire, leur passé, les briques desquelles ils étaient faits. Sans être dans la confidence, Halden suivait la démarche de Bosh : il peignait un tableau impressionniste de son existence, par petites touches qui éveillaient des sons, des images, des lumières et des voix, décorés du halo léger des réminiscences.

« Camper ? »

Sören avait parlé tout doucement – de sa voix de Sören, qui plus est. C’est-à-dire que la gamine n’avait jamais campé. C’est vrai qu’elle avait une vague idée de ce que cela pouvait signifier ; elle faillit demander à Halden pourquoi ils devaient camper. Mais, les yeux égarés entre les oreilles des chevaux, elle se ravisa. Elle avait toujours navigué et jamais voyagé à terre : il ne lui était pas venu à l’esprit que le voyage dusse s’interrompre pour la nuit. Mais bien sûr : les chevaux devaient sans doute s’arrêter. C’était là une raison qui se valait. Plus tard dans la soirée, elle allait aussi se rendre compte que si l’obscurité n’était pas très handicapante sur la mer, elle l’était pour suivre une piste sinueuse. On ne peut pas prendre son quart sur un chariot brinquebalant.

*

Ses doigts s’étaient refermés sur le manche, en hésitant, et le poids de l’arme l’avait surpris, au point de lui faire faire un pas avant ; légèrement vexé, le gamin prit le temps d’observer l’arme et la lame avant de relever les yeux sur Halden. Ni Bosh ni Sören n’avaient la moindre idée de la raison pour laquelle ils avaient dit oui, dans cette calle, entrainés dans cette réunion improbable. Tout ce qu’ils savaient faire, l’un et l’autre, c’était éviter les coups. Alors en donner ? Efficacement ? Dans l’intention avouée de neutraliser, de blesser – éventuellement de tuer ? Ca n’avait pas beaucoup de sens.

C’est un peu par fierté que le gamin se positionna face à son maître – puisque c’en était un, désormais. De la fierté d’avoir été choisi ; d’avoir fait l’objet, lui, spécifiquement, d’une demande du médecin-guerrier. Mais aussi une pointe d’orgueil qui l’empêchait de se défiler en bonne et due forme. Sa main tremblotait légèrement, mais quand il planta ses yeux dans ceux d’Halden, il semblait déterminé.

Durant de très longues minutes, l’homme du nord se tordit, s’allongea, se rétracta : il formait avec son corps des formes dans l’air, qui semblaient n’avoir aucun sens, et qu’il invitait Bosh à imiter. Le gosse s’appliquait. Il imitait les postures au mieux. Ce n’était pas le plus difficile pour ce corps élastique habitué à se tordre dans tous les sens pour s’adapter aux recoins informes du bateau ou s’élancer dans les haubans. Au bout d’un moment, cependant, le poids de l’épée pesait au bout de son bras. Dans certaines des positions les plus déséquilibrées, l’épée courte le déstabilisait. Son avant-bras s’allumait lentement, tiraillait à chaque posture davantage ; Bosh serra les dents, respira lorsqu’une posture, le bras replié sur le torse, lui permis de soulager la tension et grimaça lorsqu’il lui fallut à nouveau tendre l’arme, vers le haut.

Halden était extrêmement concentré et la découpait du regard. Sören réprima à plusieurs reprises des frissons d’angoisse, et s’attacha à croiser le moins possible ses yeux. Régulièrement, sans dire un mot, il rectifiait sa position : sans la toucher, il remuait son épaule pour lui montrer que la sienne était mal positionnée. Quand il était satisfait des modifications de posture, il en changeait. Jusqu’à ce que, dans un bruit sourd et amorti tant l’herbe était épaisse, l’épée courte s’écrase au sol.

Bosh était figé, les yeux plantés, dévisageant l’arme comme une amie traitresse, incapable de se résoudre à la ramasser. Il sentait le poids du regard d’Halden, ce qui attisa en lui une bouffée d’angoisse. Très lentement, le gamin sentit ses yeux s’humidifier. La douleur lui cuisait le poignet, sa sueur condensait dans l’air brutalement rafraichi par la disparition du soleil derrière la silhouette des Dentelles Vives. Mais Sören releva les yeux sur son maître, croisa son regard, intransigeant et neutre, et s’avança vers l’arme. Elle la saisit dans sa main gauche, la souleva en s’attachant à garder ses traits immobiles. Elle adopta alors la posture d’Halden, cette-fois en miroir, mettant une application dans l’alignement de sa hanche et de son genou légèrement plié, une concentration dans son souffle, un léger pivotement dans son épaule. Les lèvres pincées, elle tint la position jusqu’à ce qu’Halden fasse enfin un geste.

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L'échange honnête que Bosh et Halden avaient partagé, marqua un changement définitif dans leur relation. Il n'y avait plus de masques, plus de déguisements, juste deux êtres humains fatigués de se dissimuler. La voix de Bosh quand elle lui posa une question n'était pas celle du charpentier du Grain-Blanc, mais celle de a jeune fille qui avait traversé plus d'épreuves que Bosh n'aurait pu imaginer. 

« Le voyage jusqu'à Ondiane va nous prendre plusieurs jours, et les auberges le long de cette route sont rares où pas vraiment recommandées. Camper est l'option la plus sûre. Je ne me sens pas d'humeur à devoir affronter des bandits à deux contre une dizaine. »

Quand le frontalier, qui était descendu du chariot pour surveiller l'état du capitaine, se tourna enfin vers la jeune femme, il ne put déchiffrer l'expression de son visage. Il attendit qu'elle exprime ce qui la tourmentait, mais quand le silence s'éternisa, il hocha les épaules, sortit souplement son sabre du fourreau et commença ses assouplissements. 



Bosh avait un très bon équilibre, probablement dû à une vie passé à balancer sur les cordages d'un navire brinqueballé par les vagues incessantes de l'océan. La jeune fille était marin jusqu'à la moelle de ses os. Même sa démarche sur la terre ferme était celle chaloupée des vieux loups de mer qui n'avaient pas mis les pieds sur le continent plus que quelques semaines dans toute leur existence, et qui n'arrivaient pas à s'habiter à l'immobilité du sol. La jeune fille était jeune aussi, et son corps, encore facilement malléable, se tordait sans difficulté dans les positions peu naturelles des assouplissements qu'Halden avait choisi. Elle apprenait vite, rectifiant ses positions sans qu'Halden n'ait à trop l'aider et mémorisant les différents enchaînements rapidement.


Le problème était l'épée. Bosh tenait la lame comme si elle en avait peur. Pas forcément de l'arme elle-même, mais de ce qu'elle représentait. Et malgré la détermination qui brillait dans les yeux de la jeune fille et les enchaînements de base qu'il lui fit pratiquer, la situation ne changea pas. La gamine commençait à fatiguer. Son souffle était court, ses bras tremblants et des gouttes de sueur dégoulinaient de son front et trempaient ses vêtements. Quand elle finit le dernier kata après avoir ramassé son arme, Halden lui fit signe de s'asseoir. Il la guida dans une série d'étirements doux jusqu'à ce qu'elle reprenne son souffle et, quand elle leva les yeux vers lui, il croisa les jambes et posa son sabre sur ses genoux.

« Mon sabre est une partie de moi. Il est mon meilleur ami, un prolongement de mon bras et une partie de mon âme. M'en séparer serait comme me couper un membre. Mais le plus important, c'est que je le contrôle totalement. Il ne fait que ce que je lui fais faire, n'est dangereux que lorsque je veux qu'il le soit. Jusqu'à ce que tu apprennes le corps-à-corps, ton épée est ta meilleure défense. Ta seule chance de survie si tu ne peux pas t'enfuir. Apprendre à t'en servir ne fera pas de toi une tueuse. Elle aidera à ne pas faire de toi un cadavre. Je veux que tu l'amènes partout avec toi. Quand tu manges, quand tu dors, quand tu te laves, quand tu t'éloignes du camp. Sa présence doit être aussi familière et naturelle que celle de ta main droite. »

Le frontalier rengaina son arme avec fluidité et se leva. Les derniers rayons faiblards du soleil ne suffisaient plus à illuminer la plaine. La lune, presque entièrement dissimulée par des nuages épais, était déjà levée. La nuit s'annonçait froide. 

« Je vais chercher du bois pour commencer un feu, monte le campement pendant ce temps. Le capitaine sera tranquille dans le chariot, mais je pense qu'on va avoir besoin d'abris. Ses nuages ne me disent rien qui vaille. »

Il sortit les deux petites tentes du chariot, les posa aux pieds de la jeune fille, et s'éloigna en direction du bois à petite foulée. Il détestait les voyages en chariot. Être incapable de se dégourdir les jambes où de partir au galop de temps en temps le mettait de mauvaise humeur. Et après les semaines passées en mer, le retour à la terre ferme était un pur bonheur. Il prit son temps dans les bois, profitant du calme de la nature au crépuscule. Enfin, calme n'était peut-être pas le bon mot, car les bois débordaient de vie. L'aube et la tombée de la nuit étaient les moments les plus débordants d'activités de la journée. Les animaux diurnes se dépêchaient de retourner chez eux tandis que les espèces nocturnes commençaient à se lever pour aller chasser, ignorant complètement la présence étrangère du frontalier. 

Il ramassa le bois le plus sec qu'il put trouver, privilégiant le chêne, le frêne et le bouleau pour éviter d'attirer l'attention avec de la fumée. Il n'avait vraiment pas envie d'être réveillé par une embuscade au beau milieu de la nuit. Le soleil avait complètement disparu quand il revint au campement, enfin au chariot... Au lieu d'avoir des tentes montée à proximité l'une de l'autre, où même des chevaux dételer, paissant tranquillement dans la plaine, il trouva Bosh, une exaspération profonde marquant chaque trait de son visage, emmêlée au milieu des deux abris. Il ne put pas se retenir. Il explosa de rire.

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Son corps s’épuisait dans cet éternel combat contre l’apesanteur. Les exercices l’avaient tout à la fois lavée – d’une torpeur ; d’un avachissement de son corps dans une routine faite de gestes brusques et saccadés. Lavée aussi des contractures qui obstruaient sa nuque fragile – ces réminiscences, ces crispations qu’elle n’avait jamais dénouée, toujours dans l’expectative d’une fulgurance douloureuse. Il lui semblait être allégée, avoir conquis un petit espace de liberté : physiquement, mais pas exclusivement. En partant à la conquête de son corps et de la terre tout en même temps, c’est son horizon qui se déchirait un peu. Maelström d’épices nouvelles, tout un monde se proposait, généreux.

Jamais Bosh n’avait été aussi noyé dans un amas de cordages ; aucune drisse, aucun bout, aucune écoute, même inconnue, ne lui restait étrangère longtemps. Là, les bras lourds, les épaules lasses, il restait interdit, contemplant, interloqué, les cordes démêlées mais sans âmes, dont il ne savait que faire. Oui, il avait bordé des voiles mais de celles là, sans mat, jamais. Le gosse finit par décrocher son regard, qui navigua confusément sur les formes qui s’effaçaient peu à peu sous l’assaut de la nuit. Il était saisi d’un léger malaise, dans son incompétence, dans son inaptitude. Etreint de fatigue, il était incapable de faire survenir la moindre idée, le plus petit schéma, la moindre esquisse d’intuition.

Soumis à l’éclat de rire de son compagnon de voyage, et maître désormais, Bosh tanguait entre la vexation et un semblant de rire, qui gigotait dans ses lèvres. Il sourit, légèrement honteux, en regardant Halden qui déposa son bois secs avant de le rejoindre et, toujours hilare, entrepris de remettre en ordre les toiles des abris et les bouts.

Dès lors, Halden donna des ordres précis que Bosh, malgré la fatigue, s’attacha à exécuter au mieux. Il fit ce pour quoi il était doué : il fit des nœuds, borda les toiles, choisit des branches pour supporter la tension. Quelque chose prenait forme : une toiture pointue, adaptée à l’écoulement des l’eau. Bosh se figea.

Sur sa joue gauche, le vent s’éclatait en filets caressant ses narines et ses yeux ; il a forcit. Le constat fit ouvrir les lèvres à Bosh : une bourrasque s’y engouffra, sèche, avide de se gonfler de l’humidité de cette bouche entrouverte. Le gamin pivota légèrement sur lui-même, et fit face au vent. Les rafales humidifièrent ses yeux, qu’il ferma un bref instant. Là, les yeux clos, il pu presque se figurer les odeurs brutes et épicées de la mer agitée, dans ce vent tapageur. Un sourire s’accrocha à ses lèvres.

« On est dans le front chaud. Va y’avoir du grain et pas mal de vent. On f’rait mieux d’orienter l’abri dans l’axe de cet arbre : on prendra moins le vent, et on ne sera pas dans les turbulences du gros rocher »


Il avait retrouvé sa voix de Bosh – celle du gosse assuré qui gueulait parfois sur les matelots maladroit ; celui du gosse qui avait tout appris à la sueur de son front, qui avait joué des coudes pour décrocher un tout petit échantillon de respect ; celui ne valait guère mieux qu’un mousse à ses débuts, qui n’avait jamais vraiment baissé la nuque et avait compris que dans le cas contraire, il ne l’aurait sans doute jamais redressé : on prend l’habitude de courber l’échine ; de manger des miettes dans les mains tendues et on enterre ainsi calmement sa dignité, par petits coups progressifs. Et si l’on garde toujours le menton droit, ce qu'ils risquent, c'est enfin qu'on leur montre que l'on reste stoïque, que l'on existe. Et c’était ce Bosh qui s’exprimait ainsi, avec une vieille assurance : celui qui avait appris à s’en casser les poignets, les genoux limés, la poitrine enserrée du poids de son léger secret.

*

Quelqu’un avait éteint progressivement la lumière de la voute ; leurs peaux luisaient à contretemps des flammes animées de leur feu. Le vent n’avait pas continué à forcir et la pluie se faisait encore attendre. Ils avaient mangé relativement frugalement. Sören posa la tasse en terre qui lui avait permis de boire une eau légèrement réchauffée, et ramena ses genoux contre sa poitrine ; posant son menton, les yeux fouillant les ombres. Un peu plus tôt, la traversée d’une sorte de loutre l’avait fait sursauter. La vie qui grouillait tout autour d’eux la mettait mal à l’aise – et elle voyait que cela amusait Halden. Elle redoutait silencieusement d’aller s’étendre au creux de ces bruits étrangers, vaguement hostiles.

« J’me demande à quoi ça r’ssemble, votre Ondiane. »

Elle avait beau se creuser le crâne, aucune image ne lui venait en tête. Sur l’Archipel, il n’existait pas de lieux consacrés au soin. Les soignants se déplaçaient chez leurs malades, tous les jours si nécessaire. Mais ce n’était pas réellement la question qu’elle avait besoin de poser. Il lui fallait simplement quelques mots pour lancer la machine.

« Qu’est’c’que vous êtes venu faire sur un bateau ? … C’est bizarre pour un gars comme vous »

Elle avait soufflé la dernière phrase ; elle s’interrogeait sincèrement sur les raisons qui l’avaient fait échouer sur ce navire – sur les hasards qui, en le posant ici, avaient tordu sa vie à elle, brutalement, au point qu’elle se retrouvait à camper au pied de montagnes déchirées et violentes.

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La nuit était enfin tombée sur la plaine. Le feu crépitant faisait danser les ombres dans la lumière chaleureuse de leur camp. Quelques cigales chantaient toujours et leurs voix se mêlaient au craquement des flammes. Halden prit son temps pour réfléchir à la question du gamin, pesant le pour et le contre d'une réponse honnête mais bien trop personnelle à son goût. Bosh s'était ouvert un peu et s'attendait peut-être à ce que son compagnon en fasse de même, et d'ordinaire cela n'aurait poser aucun problème pour le guerrier, mais la honte, qu'il ressentait encore quand il pensait à ses frères d'armes qu'il avait abandonné par pur égoïsme, rendait le sujet beaucoup plus sensible.

« Je ne suis jamais allé à Ondiane. » Commença-t-il lentement pour se donner du temps. « Ce n'est pas parce que je suis du continent que je connais les quatre coins de l'Empire malheureusement. De ce que j'en ai entendu dire, c'est une sorte de forteresse, où plutôt un monastère serait plus approprié. Une sorte de village entouré de murs qui les séparent complètement du monde à l'extérieur. Les Rêveurs sont une guilde très spéciale. Ils vivent en communauté pour la plupart, sont complètement indépendants et utilisent une forme du Dessin que les plus grands Dessinateurs ont du mal à comprendre. » Il réfléchit quelques instants. « Ils sont des moines pour être plus simple. »

Il lança un sourire goguenard à son compagnon.

« Essaye de ne pas trop les choquer quand nous serons là-bas. Ils n'ont probablement pas vu de marin depuis des décennies, alors un pirate... » 

Il rit, essayant d'imaginer la tête des membres de l'Ordre devant la pléthore d'invectives que Bosh pouvait aligner en une journée. Le son de son amusement s'évanouit dans l'obscurité et Halden arrangea ses traits dans un masque impassible pour le reste de la conversation.

« Je suis parti pour des raisons compliquées. Cela prendrait des semaines de t'expliquer les us et coutumes de mon peuple, leur mission, leur code... Et il faudrait que tu comprennes tout ça pour avoir une idée de ce qui m'a fait traverser un Empire qui m'était complètement étranger pour embarquer sur un bateau à destination de l'autre bout du monde. L'explication la plus simple que je peux trouver est que je me suis offert un répit. Quelques mois où quelques années de tranquillité... »

Une goutte de pluie vint interrompre sa voix distante. Il leva les yeux au ciel et laissa le début de l'averse ruisseler sur son visage et son cou, espérant que l'eau pure lave ses regrets. Il bougea enfin, adressa un sourire forcé au gamin et rentra sous l'abri de sa tente. Il resta éveiller un long moment, ses yeux ouverts observant les vibrations des gouttes sur la toile graissée au-dessus de sa tête. Penser à la Citadelle, penser à son départ, à leur séparation le remplissait toujours de douleur. Il avait conscience du Devoir de son peuple, de l'Honneur qu'il y avait à maintenir la paix de l'Empire. Mais il était égoïste. Il ne voulait pas mourir dans les montagnes, enfin abattu par les armées de Raïs toujours plus nombreux et toujours plus forts grâce aux Géants, sans avoir vu, sans avoir vécu. Il savait qu'il retournerait à la Citadelle un jour où l'autre. Bientôt probablement. Dès que la menace pour le moment lointaine des Géants se rapprocherait. Même son égoïsme le plus profond ne pourrait le retenir loin des Marches si la violence escaladait dans le Nord. Il ferma enfin les yeux, laissant les rameaux du sommeil l'emporter. Il était certain que cela serait sa fin, endormi dans le froid et la neige, son nom sur les lèvres imbibées de ses frères et sœurs d'armes autour de l'âtre de la taverne. 



*


Les quelques jours de voyages jusqu'à la Guilde se déroulèrent avec la même routine. Le trajet dans le chariot était souvent silencieux, leur proximité et impossibilité de fuite n'encourageant pas les conversations. Mais quand ils s'arrêtaient pour la nuit, les voix se faisaient de nouveau entendre. Bosh progressait gentiment avec son épée. L'arme avait toujours l'air incongrue entre ses mains, mais ses gestes simples devenaient de plus en plus assurés. Le môme avait l'esprit vif et une détermination peu commune qu'Halden ne pouvait qu'admirer. Il avait vite appris à monter le camp et n'avait plus aucun problème avec les tentes, trouvant souvent les meilleurs endroits pour les planter. Halden quant à lui, après s'être occupé du capitaine, s'éloignait tranquillement du campement à la recherche de bois, profitant de quelques instants de solitude. Le moment d'honnêteté de leur premier soir ne se reproduisit pas. Le frontalier, se sentant un peu trop mis à nu, prenait soin de diriger leur dialogue vers des sujets moins dangereux pour son humeur.

Ils arrivèrent à Ondiane an début d'après-midi du sixième jour. La confrérie ne ressemblait pas vraiment à une forteresse. Les murs étaient faits de chaux et non de pierres, la couleur chaleureuse des pigments de l'ocre donnait un côté féerique à l'endroit. Halden garda ses yeux grands ouverts, essayant de graver l'image sereine dans son esprit. Les lourdes portes en chêne de l'entrée grincèrent sur leurs jointures pour les laisser passer dans la cour picturale du monastère. Des plantes verdoyantes laissaient leurs branches frémir avec le vent qui balayait le haut des murs avec vigueur. Une fontaine occupait la place centrale et séparait une allée pavée qui menaient à un auvent de pierre soutenu par les piliers arqués. Et tout cela dans les mêmes tons vifs des murs qui les entouraient. C'était magnifique.

Ils n'étaient visiblement pas les seuls visiteurs de la confrérie. Plusieurs chariots bariolés, rassemblés vers le mur, occupaient une grande partie de l'espace de la cour, et des rires d'enfants résonnaient dans le bâtiment autrement silencieux. Une troupe de ménestrels peut-être, où une caravane marchande.

Un homme, approchant la soixantaine, semblait les attendre au bout de l'allée. Il était grand et maigre, une couronne de cheveux gris garnissait son crâne, laissant le sommet complètement lisse et imberbe. Son visage, rasé de près, était bienveillant, et ses yeux sombres accueillant. Il leur souhaita la bienvenue, sa voix très douce, comme s'il avait peur de réveiller un enfant endormi. Expliquant la situation rapidement, le frontalier enleva la bâche du chariot pour révéler le malade qu'il contenait. Avec le frontalier, ils déplacèrent le capitaine jusqu'à une petite chambre simple, visiblement utilisée pour traiter les malades. Il examina l'homme blafard pendant quelques instants, claquant sa langue sur ses dents inférieures plusieurs fois. Apparemment satisfait, il guida les deux autres visiteurs jusqu'à une autre chambre, celle-ci possédant deux lits. 

« Le Maître Supérieur est en Méditation, il sera avec vous dès que possible. Mon conseil est de vous mettre à l'aise, vu l'état de votre compagnon, votre séjour ne sera pas des plus bref. » Leur dit-il avant de quitter la pièce. 

Halden s'affaissa sur un des lits et tourna son regard vers Bosh.

« Et bien, nous y voilà. »

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Cette proximité prolongée bruissait ; tout fascinait Sören dans ces paysages belliqueux et déchirés, dans les prairies irrégulières, dans les animaux étranges, dans la rugosité des chemins. Les oiseaux voletaient en désordre et cela intriguait le jeune pirate au plus haut point. Il aurait pu en oublier le corps moribonds qu’ils secouaient dans la carriole, n’auraient été les odeurs fortes qui s’en dégageaient lorsque le vent tombait alors que le soleil crachait tout son poids sur les voyageurs.

Quand le soir les cueillait, Sören sentait une angoisse l’attraper par la taille et virevolter au gré des sons et craquements de la vie nocturne. Le chuintement des vagues contre le bois et les grincements rassurants de la coque lui manquaient. Souvent, couchée et les yeux grands ouverts, elle pensait à ce qu’elle avait entendu dans la voix d’Halden, ce premier soir, cette nuance de regret qu’elle ne lui avait pas entendu lorsqu’il décrivait Gwendalavir, souriant, en guidant la carriole entre les nids-de-poule et les ardoises qui avaient dégouliné des parois abruptes jusque sous leurs roues. Puis, lorsqu’elle fermait enfin les yeux, elle se mettait généralement à trembler, et était tiraillé par une envie irrationnelle  d’aller se pelotonner contre Halden, dont elle entendait la respiration, de redevenir une enfant que l’on rassure et que l’on console, que l’on protège des chaos qui font craquer l’existence en tout sens. Au lieu de quoi, il pensait à l’Ogham et finissait par s’endormir. Au petit matin, engourdie, elle retrouvait son courage et sa détermination ; la nuit enfuie, elle n’avait plus peur.

__

« Nous y voilà »

Sören se sentit trépigner ; elle s’était tenue droite et digne tout le temps qu’il avait été nécessaire à Halden pour confier leur Capitaine aux bons soins des rêveurs ; et désormais, une excitation la saisissait. Ses yeux griffèrent les deux lits qui meublaient la pièce étroite, relativement sombre et plutôt fraiche ; elle voulut partir sur le champ explorer cet endroit étrange. Elle se retint à temps : si en tant que Pirate, Halden n’avait sur elle aucune forme d’autorité, c’était potentiellement différent en ce qui concernait leur relation de Maître et d’apprenti ; mais plus important encore, il y avait quelque chose dans la relation qu’ils avaient tissé à mesure des nuits et des jours, quelque chose de familial qui l’empêchait de partir sans rien dire. Aussi, n’ayant aucune idée de la bonne façon de formuler sa requête, elle marmonna, sans chercher à dissimuler son agitation :

« J’vais aller faire un tour ! … Si ça vous va, quoi. »

__

Elle avait marché et couru, dans une course insensée, absorbant tous les murs, les cours, les petits jardins, les fontaines ; parfait écho à l’attitude d’Halden quelques heures plus tôt, elle s’avachit sur son lit. Halden était allongé, les yeux fixés au plafond. Il semblait préoccupé mais sans affolement. Sören s’autorisa à regarder quelques instants sa poitrine puissante qui s’élevait et s’abaissait, à un rythme très lent, puis lâcha tout ce qu’elle voulait dire d’un bloc ; se rendant compte qu’elle avait omit quelque chose d’important, elle se rattrapa in extremis.

« Y’a du monde ici ! Y sont calmes, les gens, y marchent tout doucement c’est bizarre … Mais j’aime bien les fontaines, elles représentent des créatures marines – enfin pas toutes, mais plusieurs. Et Al-Vor n’est pas loin, parait qu’ça vaut le coup, enfin c’est une vieille dame qui disait ça, qu’elle était d’Al-Vor, et … Vous avez eu des nouvelles du Cap’taine ? »

Elle se mordit la lèvre, scruta à nouveau attentivement les traits d’Halden, soudain tendue à l’idée d’y découvrir de mauvaises nouvelles.

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Trois coups fermes sur la porte réveillèrent Halden de son sommeil durement attendu. Il ouvrit péniblement les yeux, la vigilance constante de la route l'ayant complètement quitté maintenant qu'il était entouré de murs solides. Il se leva, étirant son corps encore ankylosé par les cahots du trajet.
Le Rêveur qui les avait accueilli à Ondiane attendait patiemment de l'autre côté de l'huis épais de chêne gravé.

« Votre compagnon a été examiné. Sa condition n'est pas incurable. » Devant le soulagement visible du frontalier, il leva une main et continua. « Cependant, il va devoir rester alité pendant un certain temps. S'il avait été traité quand les premiers symptômes apparurent, cela serait une autre histoire, mais sa condition physique s'est tellement dégradée depuis le début de son mal que nous étions honnêtement surpris qu'il ait survécu au voyage jusqu'ici. » Il inclina la tête sur le côté, comme perdu dans ses pensées, mais sembla se reprendre rapidement. « Pour sa sécurité et son confort sur le trajet du retour, il serait préférable d'attendre au moins une quinzaine de jours avant de partir. Vous êtes bien sûr les bienvenus à la Confrérie jusqu'à votre départ. »

Halden fronça les sourcils. Quinze jours coincés entre quatre murs lui semblait tout à coup beaucoup trop demandés. Il n'était pas resté plus d'une semaine dans un même endroit depuis qu'il avait quitté la Citadelle, le Grain-Blanc mis à part puisque la propriété même d'un navire était de voyager. Le Rêveur remarquant son malaise, reprit la parole.

« J'ai peut-être une alternative à vous offrir si vous le souhaitez... »

*

Halden s'était débarrassé de la couche de transpiration et de poussière qui était collée à sa peau et avait commencé à méditer quand le gamin débarqua dans la pièce comme un troupeau de Coureurs enragés, prenant à peine le temps de ralentir avant de se jeter sur son matelas.
Du coin de l'œil, le frontalier observa son apprenti. Ses cheveux épais défiaient la gravité, ses vêtements étaient débraillés et une fine pellicule de sueur perlait sur son front. Ses yeux sombres d'ordinaire si sérieux, étaient grands ouverts, émerveillés, comme si prendre le temps de ciller ferait disparaître la nouveauté qu'était la Confrérie.

Il attendit patiemment que le flot de paroles s'interrompe avant de se tourner vers Bosh.

« Le Capitaine va s'en sortir. » Dit il pour commencer, ne voulant pas inquiéter le môme plus longtemps que nécessaire. « Il est très faible et va avoir besoin de temps pour récupérer, mais il est hors de danger. »

Il s'assit, s'adossa contre le mur et fixa le gamin en face de lui avec une lueur d'excitation dans le regard.

« Une vieille dame t'a parlé d'Al-Vor, tu disais ? » Un sourir apparut sur ses lèvres. « On va accompagner une caravane là-bas. Ils ont besoin de protection et ça te fera voir du pays. »

*

Halden avait réveillé le gosse légèrement avant l'aube pour s'entraîner, profitant des jardins déserts. Il s'était concentré sur le corps-à-corps, ne voulant pas réveiller tout le bâtiment avec le son des épées. Puis, après avoir profité de l'eau courante d'Ondiane, il avait guidé son compagnon jusqu'au rassemblement de carrioles bariolées.
Ils s'étaient entretenus la veille avec la maîtresse de caravane et s'étaient entendus sur leur fonction dans la bande ainsi que d'un payement qui était plus symbolique qu'une véritable récompense pour leur labeur. Leur présence était plus pour rassurer les quelque marchants anxieux, qu'une nécessité pour un trajet de quelques jours comme celui-ci. Les escortes armées se trouvaient traditionnellement avec les caravanes qui quittaient toute forme de civilisation pendant des semaines, traversant les points les plus dangereux ou les plus reculés de l'Empire.
Les itinérants étaient dirigés par Molla, une femme d'une quarantaine d'hivers à la carrure solide et à la peau basanée. Elle organisait la troupe d'une main et d'une voix de fer et avait la même tolérance pour les foutaises que Deya. Aucune. Les rayons chaleureux du soleil sur l'océan de couleur des chariots de toute sorte, donnaient un air festif à la cour de la Confrérie autrement si paisible. La cavalcade des préparations de dernières minutes ressemblait à une danse villageoise un jour de célébration, et au milieu de tout ce chaos, Halden et Bosh se tenaient immobile, observant l'agencement tumultueux et pourtant complètement contrôlé de la compagnie. Le soleil était toujours bien à l'est quand le groupe se mit en route, charrettes après charrettes disparaissant par les grandes portes de la Confrérie.
Lorsqu'il sentit le vent lui gifler le visage, les épaules du frontalier se vidèrent de toute tension et il laissa s'échapper un rire discret qui se perdit au milieu du souffle de la brise matinale.

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