descriptionIl y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture - Baudelaire EmptyIl y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture - Baudelaire

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Milah galopait sur Antiope dont la robe suait. Elle poussait sa jument dans ses retranchements, sachant qu'elle le regretterait sans doute plus tard. Une jument qui vieillissait indubitablement. Le vent lui fouettait les cheveux, détachés pour une fois. Elle visait l'horizon de toutes ses forces, allongée sur le dos de l'animal. Elles avaient le souffle court, l'une profitait d'une course effrénée pour se croire sauvage, la seconde voulait fuir ses propres pensées.
Cela marcha un instant mais la nature reprenait ses droits. Milah pensait à Elleynah. Elle y pensait sans même le vouloir. Pourtant le visage revenait, hantant ses nuits et la déconcentrant les jours. C'était bien la première fois que ça lui arrivait, cette obsession permanente et involontaire. D'une humeur noire elle s'était éloignée d'Al-Jeit qui peinait à la contenir. Pourtant imperturbable habituellement, elle ne voulait pas risquer de déplaire à quelque noble de cours par un éclat de mauvaise humeur qu'on ne lui connaissait pas. C'était pour cela qu'elle s'était mise à l'écart, dans une ferme d'un mercenaire. Personne ne la connaissait et on ne lui demandait rien. Elle pouvait réfléchir à cette épreuve que lui envoyait le Chaos.
Milah lui avait dévoué sa vie, n'était qu'une esclave, qu'un outil dans la main du Chaos et pourtant elle devait se confronter elle aussi à des obstacles inutiles et frustrants. Elle ne comprenait pas. Pourtant cela avait du sens, dans son esprit régnait un chaos de sentiments qui manquait de clarté, cela ressemblait au monde que les mercenaires voulaient instaurer. Milah avait toujours su dépasser ce qui lui arrivait pour prendre du recul. Là c'était différent, elle ne maîtrisait rien, une poupée virevoltant dans la tempête de son cœur.
Son agressivité décuplée, sa froideur digne des plus hauts cols de Gwendalavir, son regard qui passait du feu à la glace, Milah ne supportait plus qu'on lui parle. Hadès ne s'approchait plus d'elle. Elle ne supportait plus qu'on la touche si elle l'avait supporté un jour. Tout son être était une souffrance perdue, une boule nerveuse de piquants. Elle retrouvait la douleur de la mort de son père. Son père… il aurait sans doute su la guider. Il n'était plus.
Debout devant un miroir, Milah s'observa, sa longue tresse de jais, ses yeux noisette vivaces, sa peau blanchâtre, son physique quelconque. Le long regard qu'elle s'adressait la provoquait. Elleynah… son amie d'enfance, trahissant les mercenaires, l'abandonnant à son sort, seule face aux éléments, à son destin, trahissant la cause en devenant marchombre, impudente, indolente Elleynah qui revenait chez eux. Fataliste victime acceptant les coups de sa mère, pour rester au sein de sa famille première. Insolente Elleynah gardée en vie chez ceux qu'elle a trahi, insolente de silence, de faiblesse. Provocation ultime…
La dernière fois qu'elle s'était vues, Milah s'était emportée. Elle avait laissé sa colère, une colère qu'elle ignorait, prendre le dessus. Comment était-ce possible ? Elle en vibrait encore. Ça n'était pas arrivé depuis des années. Et avec la perte de contrôle venait immanquablement la douleur. Sans même le prévoir, Milah avait relâché ses vieux démons, ce passé jamais véritablement enterré, les reproches, tout était sorti d'une voix tremblante d'émotion. Pas de cris, pas de grands gestes mais des mots par dizaines aussi empoisonnés que des poignards. De cela Milah n'était pas fière, et sa moue méprisante par dessus ce miroir le lui faisait savoir.
Cette honte n'était pas la seule chose qui la bouleversait. Elle avait voulu se dégager, s'échapper de l'emprise d'Elleynah qui la rendait dangereusement humaine, plus enflammée qu'elle ne l'était, qui lui rappelait ses anciens tourments. Elle avait voulu s'en aller mais Elleynah, l'en avait empêché. Elle avait même eu l'audace … de l'embrasser.
Ce qui avait eu pour effet de surprendre Milah.
Milah savait toujours quoi faire, comment se défendre, comment contre-attaquer. Elle l'avait laissé faire. Pendant de trop longs instants. Évidemment elle s'était ressaisie à temps pour asséner une gifle monumentale à celle qui l'avait acculée. Et après s'être essuyée la bouche et avoir craché par terre, elle s'en était allée sur une question. Comment as-tu osé?
Elle aurait du la tuer. Pourtant elle partit à Al-Jeit dans l'heure qui suivit. Depuis elle avait eu le temps d'y repenser et d'y repenser encore. L'intention mise par Elleynah dans ses odieuses paroles puis dans son geste … cette intention… cette intensité dans ce baiser. Cela ne pouvait signifier qu'une chose. Son corps ne trompait pas Milah et sinon elle se demandait encore pourquoi avoir pris ce risque mortel d'embrasser une des Mentaï dans le camp contre sa propre volonté.
Son regard enfoncé dans son reflet Milah serra le poing. Puis elle se souvint de l'arrêt de son cœur, de son souffle court, de la fièvre qu'elle ressentait parfois la nuit. Son regard se baissa, le sang monta à ses joues pâle comme l’albâtre. D'un coup de poing expert elle brisa le miroir et lécha une goutte de sang d'une jointure.

Cela faisait à présent un mois et Milah devait repasser chez les mercenaires pour rencontrer Kaelleyn qui lui avait envoyé leur vautour. Elle aurait pu repousser la rencontre prétextant autre chose. Il fallait qu'elle s'éloigne du quartier général. Il fallait qu'elle s'approche du quartier général.
Milah était sans peur, maîtresse d'elle-même. Elle avait déjoué des légionnaires, des créatures monstrueuses, des Frontaliers… elle avait voué sa vie au Chaos et rien ne se mettrait en travers. Et certainement une pauvre et misérable traîtresse, fantôme de son passé revenant la hanter, qui la contrarierait sur sa Voie.

Seule chez elle, le vent soufflant dehors, elle n'avait allumé aucune lumière. Elle repartirait le lendemain, sans croiser Elleynah. De toute façon elle ne comptait plus jamais la voir ou lui adresser la parole. Elle se tenait sur cette table de bois centenaire, avec un seul verre d'eau pour l'accompagner et Verrue furetant bruyamment avec sa respiration sifflante. D'un coup de poing elle frappa la table. Non plus jamais elle ne verrait cette sorcière. Une migraine manquait de l'assommer et son corps lui semblait plus faible que jamais. Ses défenses immunitaires pourtant habituellement aussi résistantes que des armures de vargelite lâchaient. Des courbatures striaient son corps. Bref Milah était faible. Et son esprit divaguait, elle n'en pouvait plus de s'encombrer de lui. Elle se souvint de la seule fois où il lui avait échappé.
Alors elle décida d'ouvrir ce placard à ingrédients. Elle savait pertinemment qu'elle allait y trouver cette bouteille d'alcool fort encore intacte puisque ni sa mère ni elle ne buvaient. Cette bouteille aurait pu servir de désinfectant ou de moyen de rendre une négociation plus facile. Quoi qu'il en soit, sans savoir que c'était sans doute une mauvaise idée et à court de moyens, Milah se servit un verre qui la soulagea. Elle pensait enfin à autre chose. L'alcool lui monta vite à la tête puisqu'elle n'en avait pas l'habitude, au deuxième verre, elle grimaçait déjà d'une mimique grotesque. Son esprit enfin embué, elle s'amusa à créer des dessins sous les yeux méfiants de Verrue qui finit par disparaître ennuyé. Sa respiration était étrangement plus calme. Elle n'avait pas bu le quart de la bouteille, qu'elle arrêta. Son esprit avait cessé de la torturer et l'alcool avait fait son effet. Elle se pensait encore tout à fait capable et claire. Il la frappa dans la nuque quand elle eut finit de ranger sa bouteille. Son pas était sûr mais ses yeux trop fixes.
Le vent soufflait fort et faisait claquer sa cape sur elle. Elle cachait son visage dans la nuit, allant d'un pas sûr dans une direction, toujours armée. Pourtant elle n'aurait sans doute pas pu se battre au plein de ses capacités. Une tentative d'assassinat par un envoleur aurait pu réussir. Heureusement ses ennemis se terraient. Le vent l'agaçait mais elle y trouvait un certain charme. Elle se souvint de l'adage qui disait que le vent excitait les fous. Et pensa que cet adage était imbécile, un fou n'avait besoin de rien pour s'exciter.
Milah savait où Elleynah couchait, dans la même chambre que toujours. Elle trouva un garde posté à l'entrée. Avec ce qu'elle avait bu, Milah ne sentait pas l'alcool du moins de là où était l'homme il ne pouvait le sentir et elle expliqua en une phrase courte qu'elle prenait le relais. Les mercenaires savaient que ce n'était pas une grande bavarde et qu'on ne négociait pas réellement avec elle. Elle lui sourit pour lui prouver sa bonne volonté. Le mercenaire ne la connaissait que de nom mais il savait que le sourire n'était pas habituel. Alors il déguerpit. Elle ouvrit la porte, qu'elle referma derrière elle, à clef, en gardant les clefs dans une poche de bottine. Elle ne disait rien, observait Elleynah.

Milah serrait des dents, l'esprit encore embrumé. Elle se demanda ce qu'elle venait faire ici et entendit le vent hurler contre les murs. Elle s'assit sur le tabouret de bois, et se murmura à elle-même.

« Elleynah que m'as-tu fait ? »

Cela aurait pu parler de son abandon passé, de son état actuel ou de son geste des semaines plus tôt. Elle ne parlait même pas à Elleynah qui semblait encore endormie. Ses épaules enfin abaissées, son visage dans une main bandée suite à l'accident du miroir. Milah avait cet air vulnérable qu'elle n'avait jamais eu. Le temps s'arrêta dans un long silence où seul le vent parlait. Milah restait dans ses pensées, dans son moment de fragilité, sans bouger, on aurait pu croire qu'elle pleurait si on avait entendu un sanglot. Hors aucun bruit, ni de larmes, ni d'une respiration saccadée ne parvenait. Non Milah restait enfermée dans son propre esprit embuée, non pas abattue mais désespérée.