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Les chiens ne se tairont jamais

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Partie I : L’injonction

Indel s’éveilla dans le gris et le rose du matin de la confrérie de Fériane. Couché, il s’attarda quelques secondes, puis avec des gestes âpres, se leva du lit et se dirigea vers une petite bassine pour se griser de la sensation douloureuse de l’eau froide sur son visage. Tout dans la chambre respirait la fraîcheur, tant dans les sens de propreté que de distanciation du terme, et ça le hérissait. Depuis longtemps, s’il ne l’avait jamais eu, le Mercenaire avait perdu l’habitude du luxe de ce genre de lieu. Il appartenait à un autre univers et, plutôt que de confier son corps blessé aux Rêveurs, il aurait préféré s’occuper seul de sa blessure, quitte à inviter la gangrène dans la plaie. Mais voilà : l’absurdité d’une telle extrémité ne lui échappait pas. Alors, en pleine nuit, l’épaule emmaillotée avec les moyens du bord, il avait demandé asile à Maître Falluír et à ses hommes.

En cela, il devait remercier Tarendal Rivarin, le noble Mentaï d’Al-Jeit, qui l’avait conduit non loin de Fériane d’un pas sur le côté. Bien sûr, il n’avait pas verbalisé quelque gratitude que ce soit à son bienfaiteur, lui avait donné seulement un signe de tête en guise d’au revoir. Le sentiment de fraternité chez les Mercenaires se teintait souvent de rapacité. C’était comme ça. Il avait conscience qu’au moins la nouvelle de la victoire d’Aure se répandrait vite, de même que celle de son humiliation.

Résigné, il avait donc laissé opérer le bataillon de Rêveurs en silence, répondant de manière évasive à leurs questions. Il n’en était pas à son premier séjour ici. Pour leur part, ils n’en étaient pas à leur premier survenant taciturne. Sa vie ne reposait pas dans la balance ; ils n’avaient donc pas insisté pour lui retirer le secret dans lequel il tenait à rester drapé.

Les arrêtes du visage encore dégoulinantes, il inspecta les trois cicatrices laissées par le trident d’Aure. Sous ses doigts, elles étaient tendres et rosées, comme les pétales d’une fleur, ce qui relevait quand même du comble de l’ironie. Il fit rouler son épaule, puis étendit le bras, en ressentant seulement une lancination latente. Le Mercenaire soupira. Les Rêveurs avaient travaillé merveilleusement, comme à leur habitude. Par leur bonté et leur prévoyance presque maternelles, ces hommes lui rappelaient son père. Ce qui expliquait peut-être pourquoi il aspirait de tout son être à partir au plus vite. En outre, il devait passer aussi tôt que possible au camp secret des Mercenaires pour se préparer à des plans ultérieurs. Néanmoins, il prit sur lui d’attendre jusqu’au lendemain, se doutant que le Chaos chercherait à entrer en contact avec lui. Et puis, qu’il l’accepte ou non, une journée de repos servirait ses desseins. Une faim de loup au ventre, il alla manger.

***

Attablé dans la salle vide du réfectoire, le Mercenaire dévorait des restes de repas froids avec une avidité lente et consciencieuse. Il avait presque terminé, lorsque Maître Falluir se glissa dans la pièce et, avec une courtoisie ferme, s’invita à sa table. Peu désireux de converser, Indel ne lui accorda qu’une seule once d’attention, préférant poursuivre son festin.

-Vous n’avez pas tardé à retrouver le chemin des cuisines à ce que je vois. Vous vous portez bien ce matin ?


-Bien, oui, grogna-t-il.

-Hum.

Le vieux Rêveur le regardait, pensif, comme si devant lui se trouvait un problème particulièrement épineux. Le silence s’éternisa en longueur. Sombre, le Mercenaire releva les yeux.

-Vous savez, j’ai conscience du mal que vous êtes, finit-il par dire. Depuis la première fois que vous vous êtes présenté ici. Nous en avons vu d’autres des comme vous. Nous en voyons de plus en plus des comme vous.

Indel, impassible, se rabattit sur sa chaise, scruta son interlocuteur.

-Comment se fait-il que vous n’ayez pas disparus ?


-Je ne suis pas homme de bien, si c’est ce que vous vous voulez dire. Je ne prétendrai pas le contraire. Mais, pour le reste, je ne comprends pas
.

-Ne me prenez pas pour un imbécile, vous avez les marques des pêcheurs d’Al-Chen sur les mains, les cicatrices typiques des combattants partout sur le corps, mais la fêlure dans votre cage thoracique, là où se trouve votre cœur… C’est tout autre chose.


Ils observèrent tous deux un autre silence, méfiant pour l’un, prudent pour l’autre, puis le Rêveur poursuivit :

-Mais même les blessures les plus profondes peuvent guérir, vous savez. J’en sais quelque chose. Il est possible d’essayer.


Sur le visage d’Indel, un sourire mince apparut, à la fois incrédule et sardonique. Il n’aurait pas cru que Fériane s’était autant émoussée, bien qu’il ait compris que Maître Falluir s’intéressait moins à la politique de Gwendalavir que beaucoup de ses prédécesseurs. De toute manière, espérait-on vraiment obtenir quoi que ce soit de lui avec de pâles allusions et une mièvre promesse de réhabilitation ? Risible.

-Alors, il y a longtemps que vous vivez coupé du bourbier de ce monde, Maître. Là où les choses pourrissent plus qu’elles ne guérissent.


Il se leva et, sans égards, quitta la pièce.

***

Le Mercenaire entra dans la pièce réservée aux bains qui jouxtait sa chambre. Après la conversation avec Maître Falluír, il avait profité d’une manière distraite de la bibliothèque et de ses cartes de l’Empire, hanté les couloirs avec une curiosité furtive et s’était livré seul à d’éreintants exercices de combat. Surtout, il avait évité de trop réfléchir à sa situation.

Dans l’obscurité, il retirait sa chemise, la pliait avec soin, lorsqu’une intuition bizarre le fit frémir. Cette distorsion de l’atmosphère. Ce souffle brûlant dans la pièce. Il le connaissait. Il se retourna pour découvrir une silhouette juchée sur la corniche d’une haute fenêtre, les bras appuyés de part et d’autre du cadre, comme pour le portrait d’un oiseau en vol.

-Indel, mon petit, tu t’es laissé avoir par une néophyte, à ce qu’on m’a dit.

Ysoba Damas, son ancienne Maître Mercenaire. Une Envoleuse mythique, dont personne ne connaissait le passé. S’il l’avait repérée, c’était qu’elle l’avait voulu. Elle sauta à bas de son perchoir avec tout le silence d’une ombre. Devant elle, comme à cet instant précis, le Mercenaire se tassait et ne la lâchait pas des yeux, sa dense présence occupant tout l’espace à la manière d’un trou noir.

-Elle a mérité sa place. Aure est douée. Très douée.


-C’est dans son intérêt. Et dans le tien aussi,
fit-elle avec un sourire à la fois subtil et bestial sur le visage.

Ysoba devait avoir intégré à un moment de sa vie tout ce qu’on forçait dans la tête des petites filles : l’obéissance, la non-violence, la délicatesse. Mais elle l’avait visiblement recraché, foulé au pied, sans aucune sorte d’ambiguïté. Plus puissante qu’une impératrice, elle étalait partout son triomphe sur une supercherie injuste. Libre, mais avec des comptes à faire payer, Ysoba représentait, aux yeux d’Indel, l’Insurgée originelle. Elle ne marchait sur aucune Voie, mais procédait à une Ascension sanglante et inéluctable. Au-delà du règne des hommes.

Le Mercenaire lui vouait un respect absolu, même si il percevait que, depuis leur rencontre, elle l’utilisait pour ses propres desseins. Elle avait fait de lui son chien de chasse. Rien d’autre. Elle l’avait gardé pour son désir d’appartenir à une meute, à une cause plus grande que sa misérable vie de malfrat. Et, cette fois, elle venait à lui parce qu’il allait devoir débusquer du gros gibier. Une Marchombre.

-Où en es-tu dans la traque de Ves ?

-Presque au but. Malgré…l’incident qui m’a retardé, je sais encore où trouver l’apprenti dont elle s’est séparée. Je ne doute pas que je pourrais lui soustraire des indications quant à la position de la Marchombre.

-Et tu ne sais pas pourquoi elle s’est séparée de lui ?


- Non, pas dans le détail, convint-il. Mais pas parce qu’il s’est révélé médiocre.

Étonné, il nota qu’elle venait de porter son attention sur autre chose que lui. Il la regarda contourner avec un flegme effrayant le bassin, se fondre dans le mur près de la porte qui donnait sur le couloir, laissée entrouverte. Il se força à continuer :

-Je crois, en fait, qu’ils préparent quelque chose de gros et que la nécessité les a forcés à prendre des routes différentes. Ils se sont probablement dit que ce serait temporaire.


Soudain, elle bondit hors de la salle, pleine d’une agilité monstrueuse. Aussitôt, Indel esquissa un mouvement pour la rejoindre, mais avant qu’une lutte ne se déclare, elle réapparaissait déjà avec un Rêveur rondelet au bout de son poignard. Sa main couvrait sa bouche pour l’empêcher de crier. Si tant est que le courage existait encore en lui de le faire. Son regard effrayé croisa celui d’Indel, qui le reconnut comme un des hommes qui l’avait soigné.

-Un rapporteur. Un rapporteur à Fériane. Et pas de sa propre initiative, je parie. Je n’ai jamais aimé vos méthodes, à vous, les Rêveurs. Vous piétinez, vous épiez, et lorsqu’il faut agir, c’est trop tard. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous.

Elle lui ouvrit la gorge sans plus de sommations, le projeta dans l’eau glaciale du bassin.

Consterné, Indel allait jurer, invectiver Ysoba, mais elle s’était déjà transportée jusqu’à lui avec un coup de poing barbare pour le creux de son ventre. Puis un crochet, précis, pour sa mâchoire, qui l’allongea par terre. Malgré toute sa vivacité, toute son expérience, le Mercenaire ne parvint pas à se défendre. Ce qui ne l‘empêcha pas de gronder, trahi, tandis qu’elle le rossait. Les bagues saillantes, massives, à ses doigts brillaient avec une cruauté sans équivoque.

-Quelle honte, tu aurais tout de suite dû savoir qu’on nous espionnait. Te douter que ces hypocrites chercheraient à le faire, siffla-t-elle finalement, penchée sur lui. Tu as fait trop d’erreurs dernièrement, vaurien. Beaucoup trop. Comprends-le. Tu pars ce soir, et la prochaine fois que je te reverrais Tanira Ves sera morte.

Elle n’eut pas besoin d’achever sa menace. Tanira Ves mourrait. Ou alors Ysoba se chargerait de l’abattre, lui. Par le meurtre du Rêveur, en pleine connaissance de cause, l’Envoleuse venait de l’incriminer aux yeux de Fériane et de l’obliger à fuir dans l’heure sous le couvert de la lune. Dans un hoquet douloureux, provoqué par son corps meurtri, Indel se renversa sur le dos, fixa le plafond vide.

***

Le lendemain, on découvrit le Rêveur dans le bassin. La pagaille et l’émoi que causa son assassinat fut sans précédent. Mais Indel fuyait au loin. Et Ysoba, quant à elle, se trouvait ailleurs. Bien ailleurs.

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Partie II : La traque

Un homme rampait dans l’herbe mouillée et grasse, en dessous d’une haute clôture. Le bois à la peinture écaillée racla le cuir de son armure, écorcha son cuir chevelu. La terre macula ses mains et tout le devant son corps, mais il en fallait plus pour entacher sa détermination. Parvenu de l’autre côté, il ne se redressa pas de toute sa hauteur, préféra rester un peu penché, aux aguets. Un orbe de lumière artificielle, sans doute imaginée par un Dessinateur, couvait le domaine. Pareille à une grosse parodie de lune. Alors que la vraie se cachait derrière des nuages épais. À plusieurs mètres de là, malgré l’heure tardive, une silhouette massive se détachait dans un espace à découvert. En demeurant dans les ombres, l’intrus parviendrait à atteindre l’écurie sans trop de problèmes. Il le savait. Et puis, il n’avait pas vraiment le choix. Il lui fallait trouver une bonne monture pour s’assurer une avancée rapide. Le temps jouait contre lui.

En catimini, il atteignit un bâtiment d’où s’échappait des hennissements de chevaux, en longea les murs jusqu’à ce qu'il trouve une large entrée, puis une autre, plus petite, destinée aux palefreniers. Le maraudeur ignorait à qui appartenait la propriété, mais il s’agissait de toutes évidences d’un élevage prospère de siffleurs, au vu des traces de cervidés qu’il distingua sur le sol. Il s’attaqua à la serrure avec la fébrilité propre aux voleurs acculés au pied du mur, puis jeta un regard par-dessus son épaule lorsqu’il parvint enfin à déverrouiller la porte. Personne. Mais pas une seule seconde à perdre. Il pénétra dans l’écurie sans bruit et les animaux renâclèrent pour saluer son entrée. Six chevaux aux robes sombres dans l’obscurité qui, du premier abord, paraissaient d’un sang précieux. Il s’intéressa à celui tout juste devant lui puisque plus de curiosité que de crainte brillaient dans les yeux de la bête, et l’homme n’eut pas besoin d’autres motifs pour arrêter son choix. Il s’y connaissait peu en la matière, mais il repéra avec assez de rapidité dans les alentours tout ce dont il aurait besoin pour le harnacher. Une selle et un licou au travers du bras gauche, il entra à l’intérieur de la stalle avec parcimonie. Dehors, le jappement d’en chien se fit soudain entendre, puis des éclats de voix diffus. Le corps raidi, le criminel tendit sa paume vers le museau tendre du cheval, qui y chercha sans méfiance une friandise. Pour parfaire les civilités de la rencontre, l’homme glissa avec une sorte de déférence nerveuse sa main sur son encolure. Aucune protestation. Il contourna l’animal, le sella avec la maladresse de la hâte. Dehors, quelqu’un se rapprochait. Avec un chien scandalisé. Le voleur se figea. Tergiversa. Risquer une confrontation ou fuir sans attendre ? Fuir. Fuir parce qu’il était trop épuisé pour se battre encore. Il courut jusqu’à la grande entrée, l’ouvrit en grand pour révéler un trou béant donnant sur une évasion à l’issue incertaine. Il sauta sur le dos du cheval, alors qu’un molosse accourrait vers eux avec une gueule aux crocs luisants. Le lascar eut tout juste le temps d’entendre une mâchoire claquer tout près de sa cheville avant que le cheval ne s’élance au galop. Il ferma ses poings sur sa crinière, se plaqua tout contre son corps sans plus rien contrôler. Des cris. Des aboiements. Son propre souffle désordonné mêlé aux martèlements de sabots. Ils empruntèrent en fine épouvante la direction d’un boisé que la clôture avait protégé de toute sa hauteur, le cerbère toujours après eux. Soudain, le cheval poussa une exclamation paniquée, faillit rater une enjambée. Sans réfléchir, le fuyard se retourna sur la selle, avec un couteau tiré de sa ceinture. Il visa et décocha un trait qui atteignit leur poursuivant en plein poitrail.

Alors, la cavalcade se relâcha dans toute son ampleur désespérée. Se projeta vers l’avant sans plus de regard en arrière. Le cavalier étouffa, pris à la gorge par un sentiment de délivrance impossible à endiguer. En cet instant, Indel sut qu’il détenait encore une chance de s’en tirer. De s’envoler. Malgré tout. Malgré les revers et les obstacles. Malgré les chiens.

***

Indel s’appuyait au comptoir d’une petite auberge cossue avec une nonchalance crispée. Les yeux trop brûlants pour qu’il puisse vouloir, en plus, inonder ses boyaux du feu de l’alcool. Pourtant, il tenait un verre dans le creux de sa main. Encore plein. Il coula un regard vers deux femmes occupées à débattre avec intelligence de la situation politique de l’Empire. Avec une attention distraite, mais intéressée, il les écouta pendant un instant, puis remarqua l’entrée d’un tout jeune homme au visage marmoréen et délicat. Rien dans sa posture ne changea, mais il tritura sa manche gauche, et se tint prêt. Depuis la veille déjà qu’il traînait dans le coin. Indel avait attendu trop longtemps pour que sa cible lui file entre les doigts maintenant. Un moment crucial de sa traque se jouait ce soir.

Le nouveau venu alla rejoindre une bande de jeunes gens qui l’accueillirent avec effusion. Le Mercenaire perçut qu’il s’agissait d’un groupe éduqué au vu de la relative distinction de leurs manières. Des étudiants en vacances, qui goûtaient à une autonomie miellée aux frais de leurs parents nobles ou bourgeois. Au fil de leur conversation, le jeune homme s’incrusta avec la réserve propre aux vieux amis qui ont conscience d’être devenus sans y prendre garde des étrangers pour leurs vis-à-vis. Indel entrevoyait pourquoi. Sol Talliandre, fils d’un analyste roublard et sans noblesse d’Al-Jeit, avait grandi entouré d’enfants de Dessinateurs, amis de son père, et découvert avec humiliation, au seuil de l’âge adulte, que l’Imagination lui refusait ses secrets. Dans un premier temps, il s’était tenu à l’écart du réseau social qui l’avait vu se développer, puis l’éloignement s’était cimenté après qu’une Maître Marchombre l’ait pris sous son aile. Cette Marchombre, bien sûr, se nommait Tanira Ves.

Indel avait pris connaissance de cette histoire par tâtonnements et déductions. Quelques mois auparavant, le Chaos, en la personne d’Ysoba, l’avait d’abord enjoint à retrouver Ves et à l’abattre. Une rumeur voulait que la Marchombre méditait des projets ambitieux, susceptibles de nuire à leur organisation. Indel s’était exécuté, mais à force d’avancer au fil des mois dans le brouillard le plus complet et de buter sans cesse sur des murs de pierres, il s’était rabattu sur Sol, l’apprenti, une figure moins élusive que Tanira, sur laquelle il serait plus aisé de mettre la main et qui lui offrirait les clés qui lui manquaient.

Grâce à une chance inespérée, c’était Siléas Talliandre, le père de Sol, qui l’avait aiguillonné quant aux pérégrinations actuelles de l’apprenti Marchombre. Le pauvre, il était si enchanté d’avoir retrouvé sa trace, après près de deux ans et demie de silence, qu’il partageait avec des étrangers tout ce qu’il avait réussi à grappiller. Son fils voyageait, de ce qu’il en savait, beaucoup, et il en ignorait les raisons exactes. Mais il acceptait. Il acceptait, car, comme il l’avait expliqué, il aimait profondément son unique enfant. Il l’aimait, même s’il avait choisi un chemin très différent du sien. Il demeurait fier de lui, de façon inconditionnelle. Siléas avait révélé surtout que, dans une lettre récente, Sol annonçait qu’il bénéficierait d’une sorte de « répit » de trois semaines, dont il comptait tirer profit pour visiter ses proches. D’abord, il passerait chez ses parents, à Al-Jeit, puis tiendrait compagnie à des amis de longue date, dans une bourgade bien connue, un peu au nord de l’Arche. Après il repartirait. Avec toutes les activités qui devaient l’occuper, n’était-ce pas aimable de sa part d’avoir donné quelques nouvelles ?

Oui. Oui, certainement. Et, par-dessus tout, imprudent.

Alors, Indel attendait avec une impatience contenue, buvait du bout des lèvres, veillant à ne pas attirer trop l’attention sur lui. À ce chapitre, il y parvenait sans véritables efforts. Même l’avenant petit serveur le laissait tranquille, occupé à s’entretenir avec des habitués. Indel demeurait seul, dissimulé par l’anonymat et protégé par un air revêche. Presque par accident, il se coupa du monde un instant, rattrapé par les souvenirs de Fériane. Le meurtre brutal du Rêveur. La raclée qu’il avait essuyée. Ysoba répétait souvent qu’il fallait donner du bâton aux chiens pour qu’ils se rappellent d’obéir. Il ne s’agissait pas d’une première : les enseignements qu’elle lui avait prodigués au cours de son apprentissage s’étaient régulièrement révélés cruels. Mais, à quelque part, la faute lui incombait, n’est-ce pas ? Elle devait avoir raison. Il fallait qu’il comprenne le prix de ses erreurs. Qu’il affûte ses sens et sa vigilance, maintenant que ses aspirations gagnaient en ambition. Il savait qu’elle croyait en lui.

Finalement, au terme d’une paire d’heures, Sol Talliandre s’excusa auprès de son cercle d’amis, leur souhaita une excellente fin de soirée. Ils cherchèrent à le retenir pour la forme, mais il poussait déjà le battant de la porte principale. Un escogriffe vêtu de vieux cuir lui emboîta le pas un instant plus tard. Personne ne le remarqua.

Dehors, Indel observa une distance prudente et calculée avec sa cible pendant plusieurs centaines de mètres, jusqu’à ce qu’ils s’enfoncent dans l’enchevêtrement de boisés enténébrés. Il n’y avait plus à présent qu’à engager le combat et à le capturer. Mais des secondes s’égrenèrent, lourdes, sans que le Mercenaire ne passe à l’action, étreint par une hésitation sclérosante. Une sorte de pudibonderie qui survenait avec un retard absurde. Il avait déjà tant accompli au nom du Chaos : menti, détruit, torturé, tué. Voulait-il encore continuer ? S’affranchirait-il vraiment de toute la rage qui le consumait en accomplissant la volonté d’Ysoba ? Sous la menace, en plus ?

Avait-il encore le courage d’être lâche ? Pour lui, la possibilité existait toujours de cracher dans la poussière de la route et de disparaître. D’attendre avec une hargne sauvage que le Chaos le retrouve. De saboter une ultime fois les plans prévus pour lui. Juste pour jeter aux feux du Dragon tous les décideurs du monde. Qu’ils s’entredéchirent entre eux ces salopards. Harmonie. Chaos. Patrie. Donner son âme pour des causes perdues justifiait-il d’enlever des vies ? De casser la sienne en deux ?

C’est à ce moment que la cible se retourna et repéra la présence inquiétante et famélique de l’homme derrière lui. Ils se jaugèrent, puis le mécanisme du cran d’arrêt d’Indel claqua dans la nuit, scellant leur sort. Il irait jusqu’au bout. Parce qu’il refusait d’accepter que le chemin qu’il avait emprunté menait à un cul-de-sac. La condamnation de Sol était signée, et la sienne aussi.

-Qu’est-ce que vous me voulez ?

Indel avança sur lui avec une résolution noire, sans répondre. À la dernière seconde, un coup fouetta l’air dans sa direction. Le Mercenaire se déroba sans difficulté dans un mouvement vif. Il avait compris l’avertissement. L’apprenti avait frappé sans puissance, pour l’enjoindre simplement à se tenir à distance. Une simple feinte.

-Écoutez, je n’ai plus d’argent sur moi. Et, même si j’en avais, je ne vous donnerais rien. Je ne veux pas me battre avec vous. Ni vous faire du mal. Vous étiez à l’auberge vous aussi, non ?

Il avait le bras droit tendu, paume vers le bas, dans une volonté évidente de calmer le jeu. Un pacifiste, celui-là. Un rictus acide passa sur le visage d’Indel. Au moins, le jeune homme avait deviné d’emblée qu’il appartenait à la caste des hors-la-loi.

-Oui, j’y étais, articula le Mercenaire, le corps dévoré par les ombres. Je suis sur ta piste depuis longtemps, Sol Talliandre. Sais-tu pourquoi ?

Les traits de l’apprenti se décomposèrent. Il comprit. Et la soudaine lumière qui balaya son esprit l’horrifia. Indel le perçut et fondit sur lui avant que son trouble ne s’estompe. Il agrippa de la main gauche son épaule pour y prendre appui et son poignet droit dessina un trait destiné à lui fendre les entrailles. L’apprenti réussit à se tordre de justesse pour éviter la petite lame tranchante. D’un coup de coude, il emboutit la pommette de son adversaire. Puis, dans le même mouvement, il tenta un coup de pied glissé pour lui faucher les jambes. Sans succès. Il avait, cependant, bénéficié de la latitude nécessaire pour prendre la fuite.

Indel porta le dos de sa main armée à son visage endolori. Il écouta les pas qui s’éloignaient. Avec des gestes posés, il se contenta de rentrer la lame de son canif, puis de talonner le jeune homme à grandes enjambées. Il ne tarda pas à le trouver plus loin, hagard et cramponné à une souche vermoulue. Le Mercenaire tira de sa manche gauche une aiguille, fine et pointue comme un dard, qu’il jeta dans les fourrés. Sol le vit, l’œil halluciné, s’accroupir à sa hauteur, avec une lenteur d’autant plus grande que ses bras et ses jambes s’étiraient avec une longueur impossible.

-Bats-toi contre la drogue, si ça te chante. Tu as déjà perdu.

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Partie III : La traque (suite)

Encore au matin du deuxième jour, Indel s’étonnait que son plan ait fonctionné. La petite jument alezane qu’il avait volée s’était révélée utile pour transporter Sol jusqu’ici, dans une petite grotte enchâssée dans le roc d’une falaise. Elle s’était aussi révélée utile, d’une certaine manière, pour trouver ladite grotte. En effet, le soir avant d’arriver à la bourgade, alors qu’il permettait à sa monture de s’abreuver à une rivière agitée, il avait débusqué, grâce à son œil capable d’identifier tout ce qui constituait une planque, une tanière ou une cachette, une ouverture dans la déclinaison rocheuse au-dessus de lui. Incertain d’abord, il marché un certain temps pour traverser à gué les eaux, puis grimpé à pied l’escarpement et avait tout de suite apprécié les qualités de l’endroit. Le Mercenaire y avait même passé une nuit, histoire de faire ses marques, puis il avait dressé l’inventaire de ses maigres possessions.

Dans les affres de la débâcle de la dernière semaine, il avait abandonné à Fériane quelques effets personnels, mais cela représentait toujours une perte négligeable. Non, le plus important, il l’avait sauvé : une petite fiole qui contenait une substance aux propriétés narcotiques puissantes. Car il savait. Il savait que les Marchombres, au contraire du reste des hommes, se composaient d’air. Donc, il avait déterminé avant le séjour à la Confrérie, que l’usage d’une drogue pour alourdir l’esprit de Sol contribuerait à ce qu’il ne se volatilise pas entre ses doigts. Les enseignements de Rhéa, prodigués bien des années auparavant, au sujet du poison lui étaient revenus avec assez de précision pour qu’il puisse en doser les effets. Elle en vendait souvent aux duellistes. Quelques gouttes de poison enduites sur la pointe d’une arme suffisaient à engourdir les sens d’un adversaire habile. Fort de ces connaissances, le Mercenaire n’avait, par la suite, rencontré aucune difficulté pour retrouver un échantillon. Rhéa en avait entreposé quelques-uns dans leur ancienne planque d’Al-Jeit. Étant donné les circonstances de leur rupture, elle n’avait jamais songé à les récupérer. Indel s’était donc servi. Et s’était muni d’une poignée d’aiguilles.

Le Mercenaire inspira l’air glacial du matin, observa le tumulte de la rivière qui ceinturait le cap, plusieurs dizaines de mètres plus bas, puis s’astreignit à regagner l’intérieur de la grotte. Les mains ligotées par des lanières du cuir et le genou droit démoli, son prisonnier se trouvait se trouvait cantonné au sol. Avec son visage tuméfié, le bout de ses doigts en sang et son regard vitreux, le pauvre inspirait une vision épouvantable. Indel avait usé sur lui de méthodes de torture sommaires pour lui tirer des aveux. Méthodes inspirées, toutes sans exception, par celles de l’armée alavirienne. Des déserteurs, des vandales ou des fortes têtes en subissaient parfois les horreurs. Indel ne parvenait pas à l’oublier ; il avait assisté à des séances. Une fois, par une abominable malchance, il avait même été le sujet.

Toutefois, malgré l’efficacité avérée des méthodes, Sol Talliandre demeurait muet. Même après le passage à tabac et le jeûne forcé. Même après qu’Indel ait enfoncé une à une des aiguilles acérées dans la chair sous ses ongles. Alors, le calvaire se poursuivait encore. Malgré tout, le Mercenaire ne doutait pas qu’il réussirait à briser son prisonnier sous peu. Il résistait avec une obstination louable, mais rien, strictement rien, n’avait pu préparer un aussi jeune homme à affronter un aspirant Envoleur aux abois.

Indel se rapprocha à pas feutrés, s’accroupit près de son prisonnier et contempla tout le problème qu’il posait. Du temps. Il avait surtout besoin d’encore un peu de temps. Le sursis alloué par l’usage d’une drogue ne durerait pas. Sol finirait par trouver le moyen de s’échapper. Il avait déjà essayé.

-Où est Tanira Ves ?, jeta le Mercenaire pour une énième fois. Le silence lui répondit. Il ne s’était attendu à rien d’autre, de toute façon. Il s’agissait plutôt de marteler la question encore et encore, jusqu’à ce qu’elle devienne insoutenable. Très bien. Ils devaient, à présent, passer aux choses sérieuses. Le Mercenaire allait se redresser lorsque l’apprenti râla dans la pénombre:

-Ce n’est pas encore trop tard.

Le visage d’Indel demeura inexpressif, mais tout son être s’immobilisa dans l’expectative. Hors de question de l’interrompre maintenant qu’il parlait. Hors de question de laisser filer le moindre indice, la moindre piste.

-Lai…Laisse-moi partir. Abandonne ta traque. Je me doute des conséquences que cela pourrait représenter pour toi, mais nous pouvons t’aider, Mercenaire. Moi et mes alliés. Te protéger. Vraiment. Crois-moi. Ce n’est pas trop tard.

Ses paroles lui firent l’effet d’une gifle en plein visage. Mais à quel point fallait-il donc se moquer de lui, bordel ? À quel point !? Une fureur brûlante, irraisonnée, afflua dans ses veines. Il agrippa à pleine mains le col de son prisonnier, dont l’expression était blanche, le souleva pour le plaquer avec brutalité contre la pierre.

-Mais qu’est-ce que vous avez, tous ? Vous voudriez que je rampe vers vous pour la possibilité d’une rédemption, c’est ça ? Vraiment !? Je vous emmerde tous autant que vous êtes ! À ce stade, ce devrait être clair ! Le Chaos me permet de vous mettre des bâtons dans les roues, tu le comprends ça  !? De dire non à toute la foutue mascarade ! Et de me battre ! Je vais continuer jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus un seul d’entre vous pour s’opposer à moi sur le champ de bataille. Alors, ouais ! C’est trop tard. Mais pas pour moi. Pour toi, mon gars. Pour toi !

Il le relâcha et, dans le même mouvement, dégaina le canif dans sa poche.

-Alors, tu vas me dire où se trouve Tanira Ves, avant de mourir, fils de Raïs, gronda-t-il, entre ses dents, la lame si près du pouls de sa gorge que du sang perlait. Dernière chance. OÙ EST TANIRA VES !?

-La montagne, gargouilla Sol, dans un misérable réflexe de survie.

-Quoi, la montagne ?

-Elle veut…Elle veut réveiller la montagne. Le Rentaï.


Indel se figea, déconcerté. C’était ça que Tanira fomentait depuis le début ? Un Mercenaire du Chaos respecté et Marchombre renégat, l’avait entretenu par le passé au sujet du mont mystique, planté dans le Désert des Murmures. Indel connaissait pertinemment les épais mystères qui, depuis des décennies, planaient sur les cimes du Rentaï. Alors, c’était donc ça ? Elle voulait dialoguer avec l’esprit atone d’une montagne ?

- Elle voulait que nous séparions nos efforts pendant quelques temps. Je…je devais venir commander en ville le nécessaire pour une expédition. De son côté, elle… elle mène des préparatifs à la lisière du désert. À cinq kilomètres au nord-est d’un village nom... nommé Kandr. Elle a trouvé une cabane, là. Il y…il y a un lac. Elle n’arrête pas de répéter qu’elle sait ce qui doit être fait.

-Et tu la crois ?, demanda Indel d’une voix rauque.

Accablé, Sol glissa le long de la paroi rocheuse et son corps trembla avec violence sous l’effet de lourds sanglots convulsifs. Le Mercenaire recula d’un pas, sans insister. Il jura pour lui-même. Une chimère. Tanira Ves poursuivait une chimère. Et elle devait être la seule à ne pas s’en rendre compte.

***

-Les oiseaux n’ont qu’une seule chance à leur premier vol.

Indel arracha d’un geste sec un pendentif au cou de Sol, puis lui administra un coup de pied rude dans les jambes, qui le fit tomber à genoux sur le roc. Pour l’exécution, il n’aurait manqué qu’un billot, mais, à la place, ils entendaient le grondement fou du torrent en contrebas. Le vent hurlait en eux, là, au sommet de la falaise. Le Mercenaire ne pouvait qu’imaginer la terreur se frayant un chemin dans la tête du Marchombre, à travers l’hébétude d’une dernière dose de drogue.

Il agrippa du poing le col du jeune homme, lui pencha tout le haut du corps au-dessus du vide abject.

-Alors, ne rate pas ton coup, l’apprenti.

Sa main, dans un ultime crime, le lâche.

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Partie IV : Recommencements

Indel était assis sur un talus herbeux, sous une lumière solaire naissante. Il but une longue gorgée d’une bouteille d’alcool fort, volée lors d’une halte, puis grimaça lorsqu’il sentit le liquide descendre dans une grande crue son œsophage. Plus loin, attachée à un arbre, la jument alezane broutait d’un air égal. L’animal avait été blessé à une patte arrière lors de leur fuite éperdue de l’élevage de siffleurs, plusieurs jours plus tôt, mais, à présent, elle se mouvait avec un boitement marqué. Rien d’insoignable, pourtant. Indel avait inspecté la blessure, repéré des marques écarlates et superficielles qui ressemblaient à celles de crocs, sans qu’il puisse en jurer. Le Mercenaire avait pris soin de ménager sa monture, se contentant le plus souvent de marcher à ses côtés, la tirant par la bride. Pleine d’une docilité pragmatique, la jument n’opposait aucune résistance, semblait même peu incommodée par sa propre souffrance. Fallait-il qu’elle ait accepté le joug de l’homme pendant longtemps pour accepter celui d’un parfait étranger avec autant d’indifférence. Indel soupira, perçut une première marque d’ivresse dans son esprit, et il renversa aussitôt la bouteille, qui se vida dans un glouglou triste. L’animal l’encombrait désormais. Qu’importait. Il atteindrait le village Kandr plus tard dans la journée, à l’heure où le soleil se coucherait. D’ici-là, même si, dans les circonstances, il ne pouvait lui apporter aucun véritable soin, il traînerait la jument derrière lui. Il se confronterait à Tanira Ves et, en admettant qu’il survive, il aviserait en ce qui avait trait au sort de l’animal. Pour une raison étrange, sentimentale, Indel était rasséréné par la présence noble et tranquille de la jument.

Il la considéra un moment, laissa ses pensées répertorier quelques noms de chevaux qu’il connaissait, indécis quant à celui qui lui irait bien. Il se releva sans brusquerie, s’approcha de la bête pour passer une main sur son museau. À ce moment, la jument se déroba à son contact en balançant sa grosse tête, oreilles rabattues vers l’arrière. Froissé, Indel sentit une pointe d’étonnement glisser sur ses nerfs. Le Mercenaire se rembrunit, peu enclin à subir les caprices d’un canasson, maintenant qu’il s’apprêtait repartir. Plus autoritaire, il tenta encore un geste. Même réponse farouche de l’animal. Indel cracha une insulte, songea avec morgue à aller récupérer une longue branche souple et à la frapper froidement jusqu’à elle obéisse ou qu’elle ploie. Il se foutait bien que cela n’arrange rien, ça lui apporterait peut-être une dose de défoulement, une façon de mesurer à quel point il débordait. Une façon d’entrevoir l’ampleur des dommages. Mais, soudain, dans une décharge électrique, il prit conscience de la forme d’arrogance qui résidait dans le fait même de nommer la jument. Ces bêtes existaient pour leurs propres raisons, et ce n’était pas pour accommoder les hommes ou leur appartenir. Le Mercenaire tressaillit, alors qu’un vide s’ouvrait en lui. Il sut alors ce qu’il convenait de faire. Il attrapa avec fermeté le licou de la jument, qui secoua la tête avec vigueur, récalcitrante.

-Chut, chut… Du calme, la somma-t-il sans aménité.
Avec des gestes prestes, il la débarrassa de la selle et de la bride, alors qu’elle piaffait avec ce qu’il interpréta comme de l’irritation.

-Pars. Je ne te retiens plus, lâcha-t-il, lorsqu’il eut terminé. Il n’aurait su dire s’il s’adressait à quelqu’un à travers l’animal blessé. Probable. Mais savoir qui en particulier ne lui importait pas. Il se recula de quelques pas sous le regard impénétrable, inchangé, de la jument alezane, puis se détourna, poursuivit sa route.

En marchant, le Mercenaire repensa à ce vieil adage qui voulait que les animaux aient le don de révéler le cœur des hommes. Mais la vérité ne s’était jamais trouvée là. L’homme avait plutôt cette habitude de prêter à outrance des qualités humaines aux bêtes, en dépit de leur nature profondément étrangère et intraduisible. Une remarquable erreur. Ou pas. Indel ne trancherait pas aujourd’hui.

***

Il était arrivé alors que le crépuscule étendait son emprise sur le monde. Les entrailles nouées, il contemplait une petite cabane de bois, blottie tout contre le rivage d’un lac. Plus un étang moribond qu’autre chose, à la réflexion, au contraire de ce qu’avait prétendu Sol Talliandre. Indel n’osait pas encore s’approcher, préférant encore calculer de loin la meilleure façon de prendre d’assaut le repère de la Marchombre, À un moment, il l’avait vue s’activer autour de l’habitation. Indel avait tout de suite deviné que ses chances de l’emporter à la loyale se révèleraient minces. Or, il ne lui restait plus rien de la drogue de Rhéa ; il l’avait toute utilisée pour maîtriser Sol.

À la manière des grands fauves des prairies, Tanira Ves arpentait son territoire provisoire avec une démarche à la souplesse indolente. Elle donnait cette impression que de l’acier et de l’éther roulaient dans ses veines, lui conférant une aura de puissance irréelle. Plutôt grande et large d’épaules, elle paraissait entre deux âges, sa chevelure acajou si épaisse qu’elle dissimulait en grande partie son visage. Tanira Ves évoluait dans un univers baigné de lumière lunaire et de brume, en parallèle de celui du reste des alaviriens. Le Mercenaire du Chaos le percevait dans sa chair. Tanira Ves personnifiait l’Ennemie. Aussi racée et détachée que lui, Indel, se révélait émacié et révolté. D’une certaine façon, depuis le début, il s’agissait d’une déclaration de guerre.
Le Mercenaire attendit de longues heures entre les arbres, jusqu’à ce que la nuit s’épaississe, et qu’aucune lueur n’émane de la bicoque.

Enfin, aussi intangible qu’un fantôme, armé encore d’un couteau, il se rua en silence vers l’entrée. Il n’eut même pas à crocheter la serrure, qu’il trouva déverrouillée, et il s’immisça dans une grande pièce empoussiérée. Le cœur battant la chamade, les mains glacées, il fit un pas, puis deux, dans l’obscurité. Personne. Il ne discerna personne. Le vide absolu. Glaçant. Anormal. Il longea un mur terne, tous les sens en alerte, jusqu’à une porte laissée entrebâillée, qui attira son attention. Millimètre par millimètre, il se pencha dans l’espoir d’apercevoir ce qu’elle renfermait.

Et le piège se referma sur lui, à la manière d’un collet.

Il fut ramené brusquement en arrière, étranglé par un bras entravant son cou. Il entendit son arme percuter le sol dans un bruit sourd. Il s’arqua, se démena sans que son agresseur ne lui concède le moindre filet d’air. La prise, d’une efficacité déjà impitoyable, se resserra avec une lenteur délibérée. Indel glissa peu à peu dans une terreur opaque, qui annihila en lui toute pensée rationnelle.

Dans un réflexe qui lui sauva la vie, pourtant, il cessa d’agripper le bras qui le tenait en étau, puis frappa son attaquant au hasard, au bas-ventre. Assez de fois pour se libérer. Il se retourna, véhément, sonda la pénombre pour distinguer la silhouette pliée en deux de Tanira, un mètre devant lui. Ses yeux, vifs et sombres, le perçaient de part en part, mais il trouva l’audace en lui de tirer le pendentif de Sol et de le balancer sur le plancher entre eux.

Un flottement.

Dans un mélange de colère et de désespoir, elle se jeta sur lui, toutes griffes dehors, le projeta à terre. Ils roulèrent sur le sol, butèrent contre les meubles, renversèrent une armoire vitrée qui s’effondra dans un fracas de tonnerre. Sifflant. Crachant. Grondant. Pareilles à des bêtes en furie. Indiscernables l’un de l’autre. Dans une lutte brute pour la mort. Chaotique et sans gloire.

Deux pauvres hères. Dans un coin de son esprit, Indel le percevait avec une acuité aveuglante. Juste un mentor qui venait de perdre son protégé. Juste un criminel qui cherchait la reconnaissance de ses pairs.

Un éclat de verre apparut dans la main de la femme. Ses phalanges blanches comme l’os, malgré sa paume en sang. La pointe aigue écorcha la joue du Mercenaire, chercha, dans un trait en pointillé, à remonter vers son œil. Enragé, il se débattait sous elle, agrippait de toutes ses forces son poignet armé pour le broyer.

Soudain, des pleurs de bébé éclatèrent dans la pièce d’à côté. La Marchombre releva les yeux avec nervosité. Pendant une seconde. Une seule.

Assez pour qu’Indel fasse glisser le bras de son adversaire sur le plancher au-dessus de sa tête. Elle perdit l’équilibre et s’affala sur lui, de sorte qu’il n’eut qu’à la renverser sur le flanc. Une fois au-dessus d’elle, il la frappa à répétition avec une sauvagerie si pesante qu’il l'assomma. Puis, insensible au morceau de verre cassé sur son dos, il prit sa gorge entre ses mains trop longues. Et serra. Des larmes dans les yeux, le visage écharpé, il serra.

***

Indel se maintenait sur le porche de la cabane, s’absorbait dans la contemplation grise du lac. Il peinait à retrouver une respiration normale, trop saisi encore par l’adrénaline. La souffrance provoquée par ses blessures pulsait d’une manière assourdie, comme étrangère à lui. Lointaine.

Il ferma les yeux.

Des hurlements insistants lui vrillaient les tympans, mais il n’arrivait pas à rentrer dans la chambre de l’enfant, à se pencher au-dessus du berceau et à en finir. À la vérité, il ne parvenait même pas à réfléchir, à se rappeler qui il était. Qui il était devenu. Lorsque le bébé se tut enfin, néanmoins, sans doute parvenu au bout de ses forces, le Mercenaire revint dans le salon dévasté. Il s’appuya contre les murs, fouilla d’un regard fiévreux les alentours, jusqu’à ce qu’il repère un bureau recouvert d’une pile de papiers. Il emporta tout ce qu’il put, vida les tiroirs en urgence.

Il découvrit des carnets, mélange disparate de schémas et de notes, qu’il consulta en diagonale. Comme il s’y attendait, il s’agissait d’hypothèses et de suppositions obscures et sans suite, toutes sur le Rentaï. Il finit par retourner dehors, s’éloigna d’un pas encore vacillant mais résolu, s’évapora dans l’horizon escarpé des montagnes du sud.

Indel sut que, sitôt rentré au camp des Mercenaires, sa réputation serait irrémédiablement transformée. Les Envoleurs jouissaient depuis toujours d’un prestige doré. Pourtant, il sut aussi que, dès à présent, dans un élan carnassier et désespéré, il n’aurait de cesse de trouver une nouvelle cible dans laquelle planter ses dents. Pareil à un grand loup de la fin du monde. Pour que tout s’achève dans la nuit du Chaos. Et pour que, peut-être, un soleil glorieux et rouge naisse un jour sur un ciel lavé du passé.

Alors, il consentirait à déposer les armes et sa terrible rage fuirait par tous les pores de sa peau. Comme une nuée d’étincelles.



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